Je ne suis plus inquiet - Scali Delpeyrat
Caramba Culture Live
Pour mon grand- père l’arabe était la langue des secrets.
L’arabe,c’était pour dire à sa femme sans effrayer les enfants " Les nazis vont nous tuer","Le gouvernement de Vichy va les laisser faire","Le train c’est dangereux " et probablement aussi " Je t’aime".
- Le vigile indifférent.
« Je voulais m’acheter un pull en cachemire dans un grand magasin dont l’entrée principale était gardée par un vigile. Je n’ai jamais été réfractaire à ce dispositif de sécurité, aussi quand le vigile m’a demandé d’ouvrir mon sac, je me suis exécuté avec la meilleure volonté du monde. Mais une fois mon sac grand ouvert le vigile n’a pas pris la peine de regarder à l’intérieur. Il m’a fait un vague signe de la main pour m’inviter à entrer dans le magasin. Au lieu d’obtempérer, je lui ai dit “Pardon, mais vous n’avez pas regardé dans mon sac”. Il m’a d’abord gentiment répondu “Oui, c’est bon monsieur, vous pouvez passer”. J’ai donc insisté, “À quoi ça sert de faire ouvrir les sacs si c’est pour ne pas regarder à l’intérieur ?”. Le vigile a commencé à s'impatienter, ”Allez ça va, vous entrez maintenant”. C’est probablement l’injonction impérative qui m’a fait perdre toute mesure. Je me suis entendu lui répondre “Certainement pas ! Je ne vais jamais entrer dans un magasin que vous, Monsieur, vous surveillez ! Faudrait être dingue ! Ça peut péter d’une minute à l’autre, là ! Moi, je me barre ! Je me barre”. Et je suis parti comme un fou, renonçant à mon pull en cachemire. Plus je m’éloignais du grand magasin plus je sentais monter en moi la culpabilité. Pourquoi avais-je été aussi agressif envers ce pauvre vigile ? »
- Amoureux.
« À l’âge de quatre ans, je suis tombé très amoureux d’une fille de ma classe à l’école maternelle. J’adorais la regarder dans la cour de récréations. Je pensais beaucoup à elle. Je rêvais d’elle chaque nuit. Le jour où j’ai appris que mon état s’appelait “être amoureux”, j’ai dit à ma mère “Maman, je suis amoureux d’une fille à l’école”. Ma mère m’a demandé son prénom et pour la première fois, j’ai dit à voix haute le prénom de celle dont j’étais amoureuse, “Malika !“. Je l’ai dit avec tout l’enthousiasme dont j’étais capable “Malika !”. Je croyais qu’entendre le prénom de cette petite fille déclencherait le même enthousiasme chez ma mère mais elle eut un fou rire nerveux, “Malika ? Et ben… C’est ton père qui va être content”. »
Salle d'attente.
J'étais dans la salle d'attente d'un cabinet médical. Il régnait dans la pièce le silence particulier des malades qui attendent de voir le docteur. C'est là, dans ce silence, entouré d'une dizaine de personnes, que je me suis laissé aller à un des actes les plus incongrus de mon existence. J'ai siffloté. J'ai siffloté dans la plus parfait inconscience et sans aucune retenue pendant bien vingt secondes. Autant dire une éternité. C'est le regard discrètement affligé de la dame assise en face de moi qui me fit revenir à moi-même. Comment avais-je pu faire une chose pareille? Siffloter dans une pièce aussi exiguë, entouré de personnes silencieuses et probablement malades?
- N’importe quoi.
« À table, devant le journal télévisé, mon père exprimait souvent ses opinions politiques. Il commençait par dire “moi si j’étais à la place de tous ces mecs au gouvernement”. En suite de quoi il dévoilait ses mesures pour sauver le pays de la faillite. Par exemple, “je forcerais les grévistes à travailler”. Ou bien, “je bloquerais les importations”. Ou bien encore, “je rendrais obligatoire le travail pour les chômeurs”. Ou bien aussi, “j’interdirais qu’on expose dans les musées des mecs comme Picasso”. »
J'ai compris que je n'avais plus besoin d'autoriser qui que ce soit à me faire souffrir. J'ai compris que tu n'aurais d'ailleurs jamais envie de me faire souffrir. Que tu n'étais pas une citadelle. Que je n'étais pas un guerrier. Je ne suis qu'un arbre seul. Et toi aussi tu es un arbre seul. Je ne sais pas si, sous la terre, se touchent nos racines mais je sais que le chat se promène entre nous et que nous le trouvons beau.