"Nous voilà aussi célèbre que Garibaldi", dit en 1865 à Manet son ami Degas, toujours caustique. Degas exagérait d'autant moins que la réputation de Manet, comme celle du révolutionnaire italien, était largement suspecte. On venait dans son atelier, 81 rue Guyot, attiré par une curiosité malsaine, comme sur le théâtre d'un crime. Ce fut le cas du délicat peintre et poète Dante Gabriel Rossetti « Il y a un nommé Manet, » écrivit-il à sa mère, « dont les tableaux sont pour la plupart de simples barbouillages ». Mais si Manet était tourné en dérision par ceux dont il souhaitait le plus l'approbation, il avait une cohorte enthousiaste d'admirateurs : les jeunes artistes d'avant-garde saluaient en lui le héros qui avait osé défier les puissances artistiques établies.
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« Vous êtes le lutteur joyeux sans haine pour personne, comme un vieux Gaulois : je vous aime à cause de cette gaieté même dans l'injustice, » lui écrivit avec gratitude un des membres de cette généraiton rebelle, Auguste Renoir en 1881.
Un autre rebelle, Camille Pissarro, rappelle cette époque où de jeunes peintres, quand ils se sentaient découragés, se réconfortaient en se disant : « Allons voir Manet, il nous soutiendra ».
La grandeur d'un homme peut consister à maintenir le monde tel qu'il est ou à le changer.
Nous ne reconnaissons parfois un miroir que lorsqu'il a un défaut ; d'où cette conception traditionnelle que la peinture doit être lisse et impersonnelle ; elle doit rendre son modèle visible sans se faire elle-même remarquer.
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Depuis la Renaissance et même depuis le Moyen-Age, la peinture s'était contentée de représenter le sujet ; désormais elle allait demander à se présenter elle-même, à exister par elle-même.
Si le bon ton eût permis à une honnête femme d'aller au café, on aurait vu Berthe Morisot au Café Gerbois. Mais son éducation le lui interdisait. Elle partageait cependant l'intérêt passionné de toute la bande des Batignolles pour les nouvelles exigences de la peinture.
Corot lui avait donné des leçons, ainsi qu'à sa sœur moins douée, Edma, et c'était Fantin-Latoiur qui avait présenté les jeunes filles à Manet au cours d'une de ces séances de copie qui faisaient du Louvre un lieu de rencontre autant qu'un atelier de dessin. « Je vous accorde que les demoiselles Morisot sont charmantes, » avait écrit Manet en plaisantant à son ami. « C'est fâcheux qu'elles ne soient pas des hommes. Cependant, elles pourraient comme femmes servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien et en mettant la discorde dans le camp de ces gâteux. Mais c'est leur demander bien du dévouement ».