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Citation de colimasson


Adieu » était désormais le mot d’ordre - un adieu total, radical, sans exception. Le monde dans lequel j’avais vécu se dissolvait, disparaissait, devenait invisible - tous les jours, tout naturellement, sans faire le moindre bruit. Chaque jour, on pouvait constater qu’un nouveau morceau de ce monde avait disparu, s’était englouti. On le cherchait, il n’était plus là. Jamais je n’ai revu un processus aussi étrange. C’était comme si le sol se dérobait sous les pieds de façon continue et irrésistible, ou plutôt comme si l’air que l’on respirait était pompé, régulièrement, sans cesse.
Les événements visibles qui se produisaient dans le domaine public et sautaient aux yeux étaient presque les plus inoffensifs. D’accord : les partis disparaissaient, ils étaient dissous ; d’abord les partis de gauche, puis les partis de droite. Je n’appartenais à aucun d’eux. Les hommes dont on avait le nom sur les lèvres, dont on avait lu les livres et commenté les discours, disparaissaient soit à l’étranger, soit dans des camps de concentration. De temps à autre, on entendait dire que l’un d’entre eux « avait mis fin à ses jours comme on venait l’arrêter » ou avait été « abattu alors qu’il tentait de s’enfuir ». Au cours de l’été, les journaux publièrent une liste de trente ou quarante noms parmi les plus connus de la littérature et des sciences : ceux qui les portaient étaient déclarés « traîtres au peuple », déchus de leur nationalité, bannis.
C’était encore presque plus étrange et plus inquiétant de voir se volatiliser une quantité de personnes inoffensives qui faisaient partie de la vie quotidienne : le présentateur radiophonique dont on entendait chaque jour la voix et à qui on était habitué comme à une vieille connaissance avait disparu dans un camp de concentration, et malheur à qui osait encore prononcer son nom. Des acteurs et des actrices familiers depuis des années s’évanouissaient du jour au lendemain : la charmante Carola Neher était soudain traître au peuple et déchue de la nationalité allemande, le jeune et rayonnant Hans Otto, dont l’étoile brillante s’était levée au cours de l’hiver précédent - on s’était demandé dans toutes les soirées si c’était enfin là « le nouveau Matkowsky » que le théâtre allemand attendait depuis si longtemps -, gisait fracassé dans la cour d’une caserne de SS. La version officielle était qu’après son arrestation il s’était jeté d’une fenêtre du quatrième étage « en profitant d’un moment où il n’était pas surveillé ». Le plus célèbre des dessinateurs humoristiques, dont les innocentes plaisanteries faisaient chaque semaine rire tout Berlin, se suicida. Le présentateur du cabaret que l’on sait fit la même chose. D’autres n’étaient tout simplement plus là, et l’on ne savait pas s’ils étaient morts, arrêtés, exilés -on n’entendait plus parler d’eux.
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