Plus d’instruments, la musique dans l’air, la musique des zones, le subtil friselis, la désorganisation des matières, une vibration, parfois une voix morte comme nous les aimons, qui dit redit mais ne dit rien ; nous aimons, oui, nous aimons cette absence des chants, la férocité du disparu. Il n’y a plus de lac ici, plus de nuage, une seule avenue pour un seul bâtiment de verre où nous nous défaisons plus lentement que les millénaires. Il reste ce signe.
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Je suis de ces voix disparues, je parcours les zones, déchiffre les signes, je suis le visiteur, je roule sur les sols transparents parmi les vaisseaux qui se plient, dans l’agaçante contraction des âmes – ces derniers corps, ces vestiges formés. Dans cette zone, un homme et une femme se sont aimés.
ça n'arrêtait jamais de toute façon, ça bavardait, il n'écoutait plus. Il en était à ce moment de la journée que les Italiens du Sud appellent la controra, la contre-heure, l'heure du suspens, de la cessation, l'heure du retrait, mais en Italie cette heure engourdit au plein midi, sous le soleil hostile devenu point blanc, heure zoroastrienne où l'ombre est la plus courte, où il faut trouver sa fissure de roche dans la terre qui fond.
Gilles écrivait aussi, pas seulement de la poésie. Des proses. Un exercice, un entraînement de haut vol. Il retirait de ces pages écrites tard dans la nuit une plus grande sensibilité aux autres, à lui-même comme être humain, il voyait mieux, il écoutait mieux, il goûtait mieux, dans la surprise d’une langue qui semblait tout comprendre. Après, le monde brillait davantage…
C'était vraiment curieux ces gens qui allaient au bout du monde à la rencontre de visages auxquels ils n'adresseraient pas la parole au retour. Les mêmes qui faisaient cours à leur ordinateur en classe plutôt qu'aux élèves. Il allait quant à lui s'ensevelir dans sa maison, dormir une bonne partie du jour, commencer à écrire un roman peut-être. Il voulait l'écrire pour quelqu'un, il voulait écrire qu'il s'était trompé, que l'être humain est souvent bon, que l'époque n'est pas si médiocre, que les femmes aiment encore les hommes, que nos enfants nous prolongent et nous sauvent. Il croisa le regard d'Esther et son sourire.
C’est vraiment l’heure d’après, la seconde de trop, où tout paraît dans sa vérité crue, hébétée, sordide et séduisante, dans la nudité de sa matière. L’homme retourné à la matière, la femme retournée à la matière, s’offre et s’absout. L’heure de la suée intime, l’heure de l’accueil. L’heure à laquelle il faut avoir le talent de produire le bon pas, oui, oui, le bon pas, il faut que je produise le bon pas, de toucher du bout du doigt une hanche, un ventre sous le tissu mouillé.
Au milieu de la classe, une petite coiffée d’un chou marron le fixait derrière un épais binocle en tremblant. Elle expectorait de temps en temps un nom grec ou latin quand Gilles posait des questions d’étymologie ou de mythologie, avec une parfaite exactitude, avant de retomber dans son mutisme frileux. Gilles aimait bien les grosses maghrébines blondes qui ne comprenaient rien, qui lui soutenaient que le mot « aléa » n’existe pas, qui lui parlaient de l’allégorie de la Caserne si ce n’est de la Taverne, mais témoignaient les unes aux autres une telle amitié généreuse, et une telle joie de vivre, qu’il en était ému. Elles le maternaient et le respectaient profondément. Il le leur rendait bien. Colmatant les brèches, les autres gamines menaient une vie végétative, hagarde.
Des journalistes rappliquaient déjà, une cellule de crise allait se constituer rapidement pour empêcher la contagion du suicide, véritable maladie, épidémie qu’il fallait stopper net avant qu’elle ne balance d’autres jeunes corps dans la cour.
Je monte les escaliers, il n’y a personne, le monde est mort, et rien ne m’empêche de monter toujours, tout ce qui est m’appartient, tout ce qui est ne sera qu’aussi longtemps que je suis.
Ecrire ne consiste pas à poser les mots, ni même à user d'une langue maîtrisée, écrire c'est voir enfin, garder, préserver, et rendre aux autres, faire voir, faire jaillir, laisser s'effuser ce qui ne nous apparaît pas dans la répétition des jours mais, seul, invariablement, est.
Écrire ne consiste pas à poser les mots, même pas à user d’une langue maîtrisée, écrire c’est voir enfin, garder, préserver, et rendre aux autres, faire voir, faire jaillir, laisser s’effuser ce qui ne nous apparaît pas dans la répétition des jours, mais seul, véritablement, est.