Je suis arrivé chez mes parents vers 10 heures. À peine garé, Maman est venue à ma rencontre et m'a embrassé comme on embrasse son fils revenu du front, sain et sauf. Elle n'avait pas d'odeur. Nos deux corps semblaient si glacés. Dans la lueur de ses yeux pétillants, le bonheur de partager un peu de temps avec son seul enfant. On ne se rend jamais assez compte à quel point on fait du mal à nos mères en se cachant tout au long de l'année. Comment peut-on passer d'un état où l'on vit avec ses parents nuit et jour à seulement quelques visites par an ?
- C'est moi. Je ne peux pas passer te voir tout de suite.
- Pourquoi ? Où es-tu ?
- J'ai tout préparé. C'est au point. Ce sera pour ce soir.
- Non ! Tu vas trop vite. Nous ne sommes pas prêts, c'est trop risqué, ne fais pas ça !
- Ne crains rien, tout se passera bien, tu as ma parole. Tout est réglé comme du papier à musique.
- Si on nous prend ? Si on nous voit ?
- On ne nous prendra pas…
- J'ai peur…
À peine le temps de saisir ma veste et je suis dehors, prêt à exploser. Il faut que je parte errer, m'oxygéner, sentir l'odeur de la rue. Perdu pour perdu, plutôt que d'attendre sagement la mort, le mieux est de partir en chasse. Il faut que j'aille me vider l'esprit.
Je monte dans la voiture et démarre. Mal à la tête, pas de ceinture, fatigué, névrosé. Je pars pour l'inconnu. Au cas où, le couteau est toujours là, dans le coffre. Malheur à celui qui croisera ma route.
À ce moment précis, je crois que je suis revenu à la vie.
Où suis-je ? Que m'est-il arrivé ? J'arrive à peine à bouger.
Je m'appelle Julien Servian. J'ai mal. Je pleure. Cette sensation de peur si angoissante… Les yeux gonflés et humides, fixés sur mes mains ensanglantées que je pointe devant mon visage. La panique me coupe la respiration.
L’autre est là pour tenir sa promesse. La pièce est
exiguë, fade, sans la moindre personnalité. C’est encore plus humiliant de crever dans un endroit pareil. Sa lame se balade, elle trace son chemin en prenant la peine d’écorcher ce qui la dérange sur son passage. De quoi déclencher quelques petits cris sourds, assourdis par le bâillon. Trop serré pour laisser glisser les gémissements, mais pas assez pour arriver à les étouffer. Tout est bien calculé, rien n’est laissé au hasard. Ce sera long, pénible, un long chemin de croix. Une deuxième vie qui commence. La porte de l’enfer n’est sans doute plus
très loin. Le sixième cercle est prêt à l’accueillir.
Mon corps gardera à jamais les traces de ce que ces
quatre-là m’ont fait ce soir. Je sens la haine monter en moi, je ne peux contrôler mes tremblements. Ce n’est pas un rêve ni un souvenir. Ça ne sortira jamais de ma tête même s’ils brûlent en Enfer sous mes yeux.
Dans ma coquille, j’attends et je saigne.
Papa, maman, sachez que je vous aime.
Mon frère, il ne reste plus que toi.
À ceux qui subissent la vie. À tous ceux qui luttent. Restez forts. Battez-vous.
La voix d’Émilie semblait embaumée par le dépit et l’exaspération. Son regard noyé dans un chagrin à dix mètres de profondeur. Gilles continuait de fixer sa cigarette et sa tasse sur laquelle figurait l’image de son fils alors nouveau-né. Il imaginait Durand, mort étouffé en entendant la pelle creusant le sol et la terre qui peu à peu recouvrait son corps figé par les liens et la peur. Il aurait sans doute aimé être le bourreau… ou peut-être simplement la victime. Jouir du crime ou se soulager de sa propre mort. Succomber à la folie ou accepter de se rendre à la vie. Il fallait qu’il parte de cet appartement pour retrouver les siens. Il se sentait étranger parmi les étrangers. Les liens du sang sont parfois ceux qui déchirent le peu d’amour qu’il reste en vous. Un homme ne change pas, il vieillit.

La culpabilité, le remords, la peur… et la douleur, qui pénètre en vous et essaie de vous faire exploser de l’intérieur. Lorsque la situation devient insupportable, il n’y a plus que deux choix. Abandonner et rester à quai, ou oublier et continuer le chemin. S’il y a deux choix, c’est qu’il y a deux « Je ». Ils s’affrontent, s’observent, apprennent de leurs erreurs et de celles de l’autre. Jusqu’à décider qui dominera les débats. J’ai essayé d’être comme eux. Je me suis laissé cette chance. À chaque grande étape de ma vie. L’illusion a joué son rôle. Elle m’a pris sous son aile afin de me faire admettre que tout ne serait plus comme avant. L’amour, la compassion, le travail, la santé, l’avenir. Choisir, sans avoir le sentiment de le faire par défaut. J’ai commis l’erreur d’avoir oublié l’autre. De faire comme s’il n’avait jamais existé. Mais le destin s’est vengé. Il les a mis sur ma route. Comme un retour brutal à la réalité. Si tu veux continuer à vivre, il faut l’accepter et cesser de fuir. Si tu te retournes, il sera toujours là. Même avec une longueur d’avance, à la prochaine chute, il n’hésitera pas à te piétiner pour te punir.
Je n’ai pas le droit de faire semblant. Nous sommes à jamais inséparables. Je me nourris de ces âmes que j’ai laissées pourrir. Elles me rendront plus fort, moins influençable.
J’ai confiance en l’avenir. Et à la fois si peur. Les émotions, les sentiments, sont si éphémères, limités dans le temps. C’est dans notre nature de basculer d’un état à un autre. Si le mal est en nous, c’est que nous l’avons laissé entrer.
Pour qu’une chose puisse survivre en ce monde, elle a besoin de son contraire. Ils ont besoin d’interagir et de s’opposer pour exister. Ce qui est vrai pour la nature l’est pour nous.
Nos actes renferment la dualité de notre existence.
"Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
est à Dieu".
Cet imposteur qui a créé le monde mais laisse le diable le diriger n’aura pas ma faveur. Je n’ai pas besoin de lui pour donner un sens à mon action. Elle est légitime. La cruauté qui l’accompagne également. N’en déplaise aux moralistes qui me jugeront comme un bourreau sadique et immoral. Je suis devenu cette bête à sept têtes et dix cornes qui monte de la mer. J’ai tout pouvoir de domination. La question n’est plus de les forcer à se soumettre, mais de punir.
Ce sentiment de justice sauvage qui m’anime est sur le point de se refermer.
Il reste une dernière étape. Demain.
Quelques mots, presque rien. Des clés qui claquent sur la table. Le portemanteau qui vibre. Les talons des bottes qui giflent le sol. La porte qui libère le silence de l’indifférence. Gilles est dehors. Il respire à pleins poumons l’air pollué de sa ville. Plus rien ne lui paraît exceptionnel. Il se retrouve enfermé au milieu de gens ordinaires. L’agressivité de ceux qui le regardent lui rappelle à quel point ils sont insignifiants. À moitié en vie, délirant, perdu et avec un seul endroit où aller.