Sébastien Ménestrier présente son nouveau roman "Où la chanson va", en librairie dès le 7 avril 2023.
RÉSUMÉ
Neuf histoires écrites à partir de la musique, des chansons, de ce qu'elles peuvent raconter. Suivre Bashung, Amy Winehouse,
Bartók, Brahms, Gershwin,
Nina Simone, Babx, Thom Yorke,
Nick Cave. Neuf histoires pour affronter le danger, neuf histoires pour s'en tirer
S.M.
https://www.editionszoe.ch/livre/ou-la-chanson-va
+ Lire la suite
Un matin qu’ils étaient allés voir la rivière en crue, Joseph avait dit à Ménile, mon vieux, je n’ai que toi. Moi aussi, garçon, lui avait dit Ménile.
J'étais dans le ventre l'île et elle me soignait.
Les couteaux, il les connaissait, il en avait un depuis ses quatorze ans, pour se rendre en forêt. C’est une chose précieuse, que l’on garde près de soi, et qui dure longtemps. Il les a essayés, un à un, patiemment, pris en main, passé un doigt le long des lames, tournés, retournés, puis il s’est arrêté sur l’un d’eux, sobre, effilé, légèrement arrondi. Celui-là fera un bon compagnon.
Quand j’ai grandi j’ai voulu partir, trouver mon endroit, une histoire qui serait à moi. J’ai noué un bracelet à mon poignet et j’ai coupé mes cheveux très court, je lui ai demandé si là-bas ils me prendraient pour un garçon. Il m’a dit oui, ils te prendront. Je me suis regardée dans les eaux de pluie et j’ai pu y croire moi aussi. J’étais plus jolie comme ça je crois, plus fin, plus délicat. J’ai fait mes adieux à mon père, à nos bêtes, puis j’ai marché cinq jours jusqu’aux troupes déjà prêtes. Des centaines de garçons marchaient droit, j’ai vu Ulysse. Il était arrogant et roi, j’ai voulu le suivre terriblement. Je ne savais pas alors que je faisais semblant. J’ai couru comme les autres, soulevé des charges, montré ma force, mon cœur a battu quand il m’a regardée. J’ai été choisie, je le méritais, j’ai marché dans les pas du garçon devant moi. J’ai aimé avancer comme ça, nombreux, toutes les nuques assemblées. J’ai vu la mer, la falaise, nos bateaux larges. J’ai voulu être sur celui de mon roi.
Quand elle s’est arrêtée il a fallu attendre encore, la nuit, le signal, et puis nous sommes sortis de son ventre et nous avons incendié. Les maisons, les granges, les attelages dans les rues, tout a brûlé. J’ai voulu aimer ce feu, qu’il nous délivre. Il ne nous a pas délivrés. Nous avons été cruels encore et sans joie, rejoints par les autres, frappant, pillant, chantant. Ce fut une très longue nuit.
Il n’avait jamais fait ça, tuer un homme qui ne se défend pas. Un homme avec une voix, et avec un nom. Il s’appelait Werner, officier Werner. Oublie tout ça. Ce n’est pas un homme, c’est un chien. Un chien qui va mourir comme un chien. Un chien qui fait de toi un chien, toi qui vas le tuer comme un chien. Ça y est, tu le fais. Tu l’as fait.
Et puis nous sommes arrivés sur ce qui deviendrait mon île, j’ai été saisie. Des murs de roches énormes, striées, blanches et jaunes pâles, ocres, noires parfois, repliées, ouvertes. Des chemins. Devant nous une caverne assez haute pour qu’un roi arrogant veuille y entrer. Qu’il y emmène des hommes, y attende celui qui y vivait.
Ce que j’y trouve de mieux, c’est une légèreté, qui ressemble aux après-midi que l’on passe ensemble. C’est vrai, c’est toujours facile, quand on est tous les deux, ici, on peut faire n’importe quoi, marcher, s’asseoir sur un banc, c’est toujours léger. Chez moi, c’est différent. On est plus sérieux.
J’ai été soulagée, nos bateaux loin déjà. J’étais seule, libre, je n’avais plus de roi.
Tu as peur quand, toi ? Pas pendant les chargements, a dit Joseph. Je suis concentré, tendu, mais ça n'est pa de la peur. C'est lorsqu'on est les trois, avec Louise et mon garçon, et que ça va bien. C'est là que parfois la peur me vient.