Une lecture et une conversation avec Semezdin Mehmedinovic et Ammiel Alcalay. Animé par Ainsley Morse. European Voices in Translation Festival au Goethe-Institut Boston le 10 mai 2014. Parrainé par le Centre d'étude de l'Europe de l'Université de Boston, AGNI et le Goethe-Institut.
Sous-titres français
Nous rationalisons notre sensation du temps, mais en dehors des conventions calendaires, nous n’en sommes pas conscients. Parce que « dans notre tête », nous restons les mêmes. « Dans ma tête », je suis la même personne que celle que j’étais à vingt ans. C’est le cas, sans doute, pour tous les êtres humains, c’est une caractéristique de notre espèce. C’est notre manière de nous prémunir contre la mort.
Tout était plus simple au xxe siècle, parce que notre vie privée redoutait moins le regard du public, et nous étions plus sereins dans nos solitudes. Mais aujourd’hui, dans ce motel de désert paumé, dans un bled nommé Beatty, pile sur la frontière du Nevada, je fixe l’écran d’ordinateur, j’ai oublié mon mot de passe, et l’espace d’un instant, je me sens perdu, comme si je n’existais pas. Une brève crise d’impuissance.
Cette dernière semaine, pendant notre voyage, j’ai écrit ce journal, qui n’a sans doute d’importance que pour moi. Et peut-être qu’il en aura pour toi, car il a été écrit pour un lecteur, pour toi. C’était important pour moi de cacher les quelques phrases que je voulais te dire ici dans une multitude d’autres. Tu n’auras pas de mal à les trouver. Si tu ne les trouves pas, ça voudra dire que tu ne l’auras pas lu. Et c’est toujours une possibilité, qui se présente pour chaque texte : qu’il ne soit pas lu. Les livres sont plus seuls que les gens.
L’akrep (turcisme pour « scorpion ») : sa mention s’accompagne systématiquement de la précision « mais ceux de chez nous ne sont pas venimeux » (comme si c’était censé être une particularité culturelle ou ethnique), mais il est en Bosnie plus présent dans la langue que dans la réalité.
Ce n'est pas une solitude ordinaire que celle de celui qui a perdu tout interlocuteur, perdu la proximité de l'autre, de son corps, ce n'est pas la solitude de Robinson. C'est, j'en ai peur, cette solitude où les morts sont plus réels que les vivants. (P.213)
Il suffit qu'elle lisse le col de ma chemise pour que, de ce simple geste, tout s'apaise dans l'univers. Le malheur nous a réduit à notre essence. Il ne reste plus rien de nous, à part l'amour. (P.228)
Aujourd'hui, j'ai trouvé cette description dans un livre. Nous sommes en 1913 au Grand Hôtel de Cabourg : Marcel Proust a pris cinq chambres, une pour y loger, les quatre autres pour que le silence règne.
C’est kitsch de mourir en automne,en même temps que tout le reste. Que les feuilles.
Nous avons tous le deux de fréquentes crises de mélancolie. Nos angoisses sont la conséquence de la guerre. A moins que la guerre, dans mon cas, n’ait fait que renforcer ce sentiment, car la mélancolie ne m’était pas étrangère même dans ma plus tendre enfance. Et quand je pense à mes premières expériences d’insoutenable angoisse, j’ai dans la tête l’image de la décomposition automnale du monde, les forêts de novembre qui sentent la pourriture. J’écris rarement sur mon enfance, comme si je la fuyais. Si fuite il y a, alors, je fuis les forêts de novembre. Ton enfance a été différente. Tu as très tôt pris l’habitude d’aller en montagne, dans la cabine rouge du téléphérique de Sarajevo pour Trebevic, avant de continuer à pied, jusqu’au sommet, par des sentiers de chèvre. Tu as mémorisé les pierres, les arbres et les bunkers abandonnés, vestiges de la Première Guerre mondiale. J’aimerais découvrir jusqu’où remontent tes souvenirs, mon fils. Aujourd’hui, je te demande si tu te souviens du téléphérique pour le Trebevic. Et tu dis :
» Je me souvients de mon enfance en 3D, jusqu’aux plus infimes détails ! »
Mais quand je te rappelle un événement de la guerre, tes souvenirs deviennent défaillants et brumeux. Tu refoules la guerre dans l’oubli.
Après notre emménagement en Arizona en 1996, nous avons visité cet endroit, dont le concept repose sur le lien entre architecture et écologie (arcologie). Et aujourd’hui, dix-neuf ans plus tard, j’ai eu toutes les peines du monde à convaincre Harun de quitter la route principale et de venir ici, pour que je voie combien le site avait changé entre-temps. L’architecte, Paolo Soleri, est mort il y a deux ans. Cinquante ans après le début des travaux, la ville n’est toujours pas finie. Nous ne sommes pas restés assez longtemps, parce qu’Harun était pressé, mais j’ai tout de même été impressionné par cet inachèvement. C’est ainsi qu’il faudrait construire tout le reste, de sorte que le processus dure indéfiniment. C’est aussi comme ça qu’il faudrait écrire, toute sa vie, mais que le livre reste quand même inachevé. J’aimerais que tout ce qui m’appartient soit comme cette ville, dans un état d’infinie jeunesse.