Conférence de Serge Bouchard 4/4
Une société qui condamne ses intellectuels pour mieux idolâtrer ses vedettes, qui fait jouer à ses idoles le rôle des penseurs, car tout est pareil sur la scène du grand « show », qui confère à ses machines plus d’intelligence qu’à ses membres est une société qui dévalue l’humain au profit de ses caprices et de ses technologies.
(Boréal, p.160)
L'archéologie est une bonne amie. Comme toutes les sciences de la mémoire, elle nous accompagne au fond des choses ; elle établit des liens, des séquences, des transformations, elle dessine les contours des ères et des épiques et des existences passées.
[...] j'ai toujours cru naïvement que le mot «indien» était parmi les plus beaux mots du monde. Je trouvais qu'il était beau d'être un Indien. L'histoire aura eu raison de moi, aura eu raison de nous. Ils sont bien disparus ces «Sauvages» et ces «Indiens», jetés à la fourrière des mots honnis, conspués. On les a changés en pensant changer le monde. Ne dites plus ceci ou cela, le problème s'en trouvera résolu - car nous savons tous qu'il est beaucoup moins aveugle, le non-voyant, comme elle est beaucoup moins infirme, la personne à mobilité réduite. Il semble bien qu'il soit beaucoup moins indien, l'Autochtone.
Il pleut des cordes, il fait noir comme chez le loup, le vent tourne à la tempête, venez vous abriter. Venez vous asseoir près du feu, à ma table de cuisine, dans mon humble maison, nous partagerons autant la soupe que la souffrance, autant la tourte que l’espérance.
(Boréal, p.53)
Ce fleuve grandiose aurait pu conserver les beaux noms amérindiens d’Hochelaga ou de Canada, mais les Français le baptiseront plutôt Saint-Laurent, s’inspirant tout bêtement du calendrier chrétien. Saint-Laurent est le patron des diacres, des pompiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des charbonniers, des torréfacteurs, des bibliothécaires, des archivistes et des verriers, sans aucun lien avec l’Amérique. Un mauvais tour de l’histoire que d’octroyer à un plan d’eau aussi unique, aussi stratégique dans la géographie nord-américaine, le nom banal d’un saint qui n’a absolument rien à voir avec la nature des lieux.
(Lux, p.83)
La routine fut inventée avant la roue.
[Le ciel, De nouveaux lieux communs ]
Je dis souvent à mes petits-enfants,et à ma fille aussi, encore jeune et toute petite , qu'il fut un temps où les ordinateurs n'existaient pas. Je leur explique que ce temps-là , j l'ai connu.Oui, mes enfants , mes beaux petits-enfants, j'ai vécu dans un monde sans touche ni écrans.
« S’il est vrai que les histoires nationales sont des mensonges énormes, s’il est vrai que chacun y va de son mythe déformant, alors autant choisir les fables et les choisir avec soin, autant retenir les plus belles, les plus grandes, »
(Lux, p.15)

« Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait. Nous avons cheminé quand même à travers nos propres miroirs. Dans notre monde où l’imagerie était faible, l’imaginaire était puissant. Je me revois jeune, je revois le grand ciel bleu au-delà des réservoirs d’essence de la Shell, je me souviens de mon amour des orages et du vent, de mon amour des chiens, de la vie et de l’hiver. Et nous pensions alors que nos mains étaient faites pour prendre, que nos jambes étaient faites pour courir, que nos bouches étaient faites pour parler. Nous ne pouvions pas savoir que nous faisions fausse route et que l’avenir allait tout redresser. Sur les genoux de mon père, quand il prenait deux secondes pour se rassurer et s’assurer de notre existence, je regardais les volutes de fumée de sa cigarette lui sortir de la bouche, par nuages compacts et ourlés. Cela sentait bon. Il nous contait un ou deux mensonges merveilleux, des mensonges dont je me rappelle encore les tenants et ficelles. Puis il reprenait la route, avec sa gueule d’acteur américain, en nous disant que nous étions forts, que nous étions neufs, et qu’il ne fallait croire qu’en nous-mêmes. »
Car si tout était clair, et si « les mots pour le dire nous venaient si aisément », il est évident que nous n’aurions, depuis longtemps, plus rien à ajouter.
(Boréal, p.130)