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Citation de Marinebramly



Découvrez un extrait d'Orchidée fixe :

Une prodigieuse envie de fuir, dès la première seconde. Il se sentait en prison alors qu’aucune porte ne fermait à clef, que les petites portes latérales ne possédaient même pas de serrure.

La promiscuité l’oppressait : ces femmes, ces hommes étendus à touche-touche, certains tout habillés sous la fine couverture. Il ne dormait pas. Il y avait des enfants, des bébés, peu par bonheur, et installés loin de lui, derrière des remparts de bagages, mais l’un d’eux, que sa mère berçait en marchant de long en large comme une somnambule, pleurait avec véhémence.

Tels des rats... La phrase le rongeait, lui remettant en mémoire les jeunes gens menottés, ce couple qu’avaient arrêté les gendarmes. Où les a-t-on conduits ? se demandait Duchamp. Que va-t-on leur faire ? Il était difficile de ne pas y songer (quel sera leur sort ?), de ne pas éprouver cette culpabilité particulière que donne l’impuissance, de ne pas être assailli de doutes, de ne pas remettre ses propres choix en question.

Les heures passant, cela tournait au cauchemar. Tels des rats : il se figurait un troupeau de rongeurs dans des ténèbres d’égout.

Des ronflements s’élevaient. Le bébé hurlait. Le vent sifflait sous la voûte.

De cette mauvaise nuit, il devait garder au réveil, dans la pâleur vaporeuse du matin, un arrière-goût d’incerti­tude et presque d’échec personnel.

Quel âge avait mon grand-père en 1942 ?

Il disait tenir les faits de Marcel Duchamp lui-même autant que de son propre père, mon arrière-grand-père Zafrani, et si je buvais ses paroles sur le moment, je me demande avec le recul, aujourd’hui que je reconstitue cette partie de l’histoire, de notre histoire, de mon histoire, pour la coucher noir sur blanc, comment il pouvait se rappeler pareils détails, comment il pouvait connaître les sentiments intimes de Duchamp et les décrire avec un tel luxe de précision, soixante-dix ans plus tard. Il n’en avait jamais fait mention jusque-là. A la maison, personne n’avait jamais parlé de Marcel Duchamp avant que ne nous parvînt d’Amérique la lettre du professeur Tobie Vidal. Marcel Duchamp, je savais à peine qui c’était : un artiste iconoclaste (n’avait-il pas affublé La Joconde de moustaches ?) qu’il était chic de citer à la fac.

Ma mère ouvrait de grands yeux. Enfoncé dans son fauteuil habituel, dos à la fenêtre, mon grand-père débitait son récit avec l’aplomb de ses quatre-vingt-dix ans, alors qu’il brodait sur la trame ténue de souvenirs dont beaucoup, probablement, n’étaient que les vestiges d’impressions que lui avait communiquées son père. Avocat à la retraite, ancien ténor du barreau, il avait toujours été bon orateur, bon conteur, et il voulait se montrer à la hauteur de sa réputation.

Le professeur Vidal, ainsi que nous l’appelions alors, avait traversé l’Atlantique et la Méditerranée dans le seul but de lui poser des questions ; il prenait des notes dans un cahier vert à spirale, l’air aussi concentré que s’il interviewait le premier ministre ; il était descendu au Dan, un cinq étoiles les pieds dans l’eau comme disent les dépliants publicitaires ; il appartenait à la prestigieuse Université du Colorado et avait à son actif quantité d’articles et d’ouvrages sur l’art du xxe siècle ; il allait illustrer le nom des Zafrani dans une publication savante ; alors mon grand-père désirait lui en donner pour son argent, quitte à inventer un peu, je suppose.

Pour sa part, ai-je découvert depuis, Marcel Duchamp ne parlait guère de lui-même. Il avait sûrement ses raisons. C’était son caractère, sa philosophie. Il disait : Il faut prendre les moments difficiles le plus doucement possible.

L’humeur égale, tous ses amis en conviennent dans les textes que j’ai lus. Personne n’a jamais entendu Duchamp s’api­toyer sur son sort, même dans les périodes de dèche, lorsqu’il se nourrissait de miettes, même malade ; pas une plainte, par exemple, lorsqu’il s’est fait opérer de la prostate dans les dernières années de sa vie : le patient idéal ; d’ailleurs il aurait rendu son dernier souffle en lisant aux toilettes quelque loufoquerie d’Alphonse Allais : allègre jusqu’à l’instant du grand départ. Sur la plupart des photos de lui que j’ai pu voir, il affiche un visage lisse, imperméable, empreint d’une légèreté caustique parfaitement contrôlée. Ses angoisses, ses regrets, s’il en avait, Duchamp les gardait pour lui et je doute qu’il eût jamais ouvert son cœur à mon arrière-grand-père Zafrani, et à plus forte raison à son jeune fils, quelque sympathie qu’il eût éprouvé à leur égard.

Malicieux, l’humeur égale, je dois en tenir compte dans la version que j’élabore à présent grâce à la masse d’informa­tions que j’ai réunie au cours des derniers mois, d’abord à Beth-Ariela, la grande bibliothèque municipale du boulevard Shaul-Hamelech, puis à l’Helena Rubinstein Art Library, un département du musée voisin, et enfin dans des bibliothèques universitaires lorsque mes recherches sont devenues plus pointues.

Regardez-le : c’est le matin, il rase les quatre poils qui lui ombrent le visage, maigre et pâle dans son maillot de corps, près des lavabos extérieurs. Le miroir est accroché à un clou. Il s’enduit les joues de savon, dévisse posément son rasoir. Il a acheté à Genève, quelques semaines plus tôt, une machine Siemens pour aiguiser les lames. Il en a même acheté deux, la seconde à l’intention de son ami Henri-Pierre Roché, réfugié dans la Drôme : il la lui a envoyée par la poste peu avant son départ de Marseille. On glisse dans la fente la lame émoussée, puis on tourne la manivelle et l’acier retrouve son tranchant. C’est magique. La machine fait à chaque fois son effet. Les hommes s’extasient, car en France où l’occupant accapare l’acier les lames ne se trouvent qu’au marché noir. On l’observe faire, l’œil brillant, et j’imagine que Duchamp prête volontiers l’ingénieux appareil autour de lui, ne serait-ce que pour éviter d’engager une conversation oiseuse, et que la machine passe ainsi de mains en mains tandis qu’il achève sa toilette.

Ce jour-là, à en croire mon grand-père, il n’a rien fait d’autre que bâiller aux corneilles et se promener sous les arbres poussiéreux du camp. C’est le lendemain, d’après lui, le lendemain seulement, que Duchamp a découvert l’Éden.

Le professeur Vidal a noté la date sur une nouvelle page de son cahier : samedi 23 mai 1942. Puis il a inscrit au milieu de la ligne suivante, en lettres capitales, comme un titre de chapitre : L’EDEN. Ecriture régulière, jolies mains. Des doigts comme on en prête aux pianistes. Grands ongles coupés ras. Les veines saillantes, ai-je remarqué, les articulations striées de plis craquelés, de taille décroissante, tels des ronds dans l’eau. Ni bague ni alliance.
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