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Citation de steppe


Elle pleura longtemps alors que le jour baissait. Elle pleura accrochée au doberman comme une naufragée à un récif, et ses larmes collaient les poils de la bête, laissant entr'apercevoir la peau violette sous le pelage sombre.
Elle murmurait des mots sans suite, ces litanies de peur qu'on psalmodie aux heures de grande fragilité.
Elle chuchotait dans la nuit naissante opacifiant les verrières.
- Cédric, Cédric sanglotait Nathalie avec sa voix de l'en dedans, d'abord tu n'as été qu'une poignée de fourrure dans ma main. Quelque chose d'à peine vivant. Une loque chaude, une boule morveuse qui cherchait en aveugle une niche où se tapir. C'était sous mon bras, à l'intérieur d'un tricot. Il te fallait des terriers remplis de mon odeur. Souviens-toi. Nous frottions nos museaux l'un contre l'autre, échangeant nos baves. Tu me débarbouillais à la langue papier de verre. Tu étais si chaud, j'avais besoin de ta fièvre naturelle, de tes 38° d'animal bien portant.
Cédric, ma bouillotte interdite, ma bassinoire vivante que papa arrachait du lit par la peau du coup. Cédric, mon oreiller musclé au pelage si doux. Je posais ma joue sur ton flanc et j'écoutais battre ton coeur de chien comme un métronome familier, une comptine rythmée qui m'acheminait lentement vers le sommeil. Ta langue me lavait, ton corps m'habillait, tu étais mon manteau vivant, mon jumeau, mon siamois, ma béquille à quatre pattes.
"C'est déjà si loin, Cédric, tu vieillis trop vite pour moi, nous ne sommes plus synchronisés. Je suis toujours engluée dans l'enfance et toi tu es déjà un adulte, un mâle. Tu ne m'as pas attendue. Nos sabliers coulent un grain différent. J'ai peur, Cédric.
C'est comme si tu étais passé de l'autre côté de ma vie, comme si tu n'allais plus te rappeler. Comme si tu allais oublier nos niches partagées sous les couvertures, nos nuits dans la même caisse d'emballage.
Je crois que tout ça se rétrécit dans ton cerveau de chien. Ta tête trop chaude est un petit grenier où il n'y a que peu de place, alors la nature évacue les vieux meubles. Les vieux cartons bourrés d'enfance. De notre enfance.
"Cédric, tu files sur une autre dimension, le temps te mange plus vite que moi.Tu parais si fort et tu es pourtant une proie si facile ! Tes vrais ennemis sont les jours, ils te grignotent et tes crocs ne peuvent rien contre eux. Nos parallèles vont diverger. Mon Dieu ! ton enfance n'a été qu'un rêve, la mienne s'éternise comme une condamnation. Je voudrais que tu sois de nouveau ce caoutchouc palpitant qui courait après sa queue.
Tu faisais la guerre aux pantoufles dodues, tu les mettais en pièces avant d'en mastiquer interminablement la semelle. C'était ton chewing-gum de chien, je le répétais souvent à papa.
"Cédric,je suis sûre qu'il n'y a plus aucune trace de tout ça derrière tes yeux. Tu te transformes et je traîne. Tu galopes et je viens seulement d'apprendre à marcher. Nous allons nous perdre de vue. Ho ! je voudrais que tu te rappelles, toi mon frère de chaleur. Tu me léchais et je t'imitais en lissant tes oreilles du bout de ma langue. A chaque fois je toussais en avalant tes poils, et papa accourrait. Alors je disais : " C'est la poussière, c'est le vent!"
Cédric, tu attends de moi des ordres, des commandements. Tu te feras tuer pour moi, mais je préfèrerais ce jour-là-s'il vient-que tu t'enfuies en couinant comme un chiot peureux. Je ne veux pas de ta résolution d'adulte, de ton sérieux de mâle accompli, de ton sacrifice consenti par avance, inscrit dans ton potentiel génétique.
"Je ne te veux pas soldat suicidaire, chien esclave. Si je meurs, survis-moi, lape mon sang en guise d'au revoir et galope loin de ce monde de fous. Si tu le peux, même, dévore mon cadavre pour que je passe en toi, pour que je parte avec toi.
"Cédric, tu es trop calme, trop sage... trop vieux déjà. Tu es mon jouet de toujours, la boule noire qui s'installait sur ma tête pour me faire un bonnet à quatre pattes. Nous jouions au trappeur, tu étais ma coiffure de castor, ta queue me chatouillait la nuque et tu me bavais sur le nez... Oh ! Cédric, toutes ces années, si courtes pour moi, si longues pour toi. On ne nous a pas distribué la soupe du temps avec la même cuiller.
"Et maintenant nous marchons côte à côte. Il n'y a pas si longtemps je veillais sur toi, tu étais mon nourrisson velu à la gueule machouillante, je t'évitais les traquenards domestiques, les piqûres d'insectes, les aliments dangereux....
Aujourd'hui tu t'es raidi dans ton rôle de défenseur. La situation s'est renversée. Tu sais au fond de toi qu'on me veut du mal, que tôt ou tard se produira l'inévitable affrontement. Tu as été préparé de toute éternité à cette confrontation. Peut-être même y aspires-tu confusément pour mourir comme doivent mourir les "bons chiens" ?
"Oh ! Cédric, ne meurs pas inutilement pour défendre un corps sans vie. Ne t'obstine pas en un absurde baroud d’honneur.... Fais volte-face et disparais dans la nuit, emportant un peu de mon image au fond de tes cellules grises. Conduis-toi en chiot non en mâle entêté.
"Tu es mon chiot géant, Cédric, et je pose encore une fois ma joue sur ton flanc. Tu as trois mois, j'ai six ans. Le monde n'existe pas, nous le créons chaque jour à grands coups de langue râpeuse et de caresses ébouriffées. Nous n'avons besoin que d'une niche pour deux. Je ne sais pas encore que tu n'es qu'un animal, tu ne m'as pas encore attribué le statut d'humain. Nous sommes dans l'indifférencié, nous n'avons pas de sexe ni d'âge,notre vie est si entamée qu'on peut encore la croire intacte.
Bonsoir, Cédric.... il est si tard qu'il vaut mieux dormir pour oublier le temps, pour oublier que tu vieillis sept fois plus vite que moi et que, malgré tous mes efforts, je ne peux me maintenir à ta hauteur dans la course que tu mènes sur cette piste en forme d'horloge..
"Je voudrais que nous échangions nos sangs, que tu me donnes un peu de cette impatience à mourir qui te mène, que je t'infuse quelques gouttes de mon interminable enfance. Qu'une moyenne s'établisse qui nous fasse ex æquo au tableau d'arrivée. Oh ! Cédric, je déconne parce que j'ai peur du sommeil comme de la mort, parce que tout va à la fois trop vite et trop lentement.
Attends-moi ! Ne cours pas si vite... J'ai un point de côté."
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