Serge Grahovac

Nous ne nous connaissons pas. À priori. Et pourtant, je souhaite correspondre avec toi.
Cela peut sembler étrange ou suspect, mais deux raisons peuvent expliquer ce désir. La première est que j'aimerais que nous partagions nos réflexions sur la maladie dont nous souffrons. Quoi ? Tu n'es pas malade ? Malheureusement pour toi, tu as de grandes chances de faire partie des 99,9% de nos congénères malades. Mais il est tout à fait normal - «normal» dans le sens de la norme - que tu l'ignores. C'est une maladie très ancienne et complexe (de notre point de vue actuel), et peu d'humains, au cours de ce que nous appelons notre histoire, sont parvenus à en guérir. Elle n'a pas de nom défini et n'est pas reconnue car la plupart des membres de notre race ignorent qu'ils sont malades. Cependant, il y a de fortes chances, si tu lis cette lettre, que tu soupçonnes déjà cet état de fait.
Qu'est donc cette maladie dont quasiment personne ne croit sentir les effets tellement nous y sommes habitués ? Je me plais à la nommer «la nostalgie de Soi». D'abord parce que c'est un nom poétique - autant essayer de faire joli - et, ensuite, ces mots me semblent être ceux qui définissent le mieux la nature de notre mal. Oui, nous sommes nostalgiques, infiniment et douloureusement nostalgiques.
Notre tristesse, nos dépressions, notre malaise sont les conséquences de l'ignorance de la réalité : réalité de ce qui est, de ce que nous sommes, du Soi. Il t'est certainement déjà arrivé d'être malheureux ou dépressif sans qu'il y ait de causes logiques, intelligibles, apparentes. Certains ont la chance d'être malheureux alors qu'ils semblent posséder tout ce qu'ils ont désiré. Ces chanceux expérimentent consciemment la nostalgie de Soi. Les mensonges du mental concernant «ce qui manque», «ce que je n'ai pas» ou «ce que je ne suis pas» n'ont plus d'emprise sur eux et la blessure nostalgique est à vif. Rien de ce qui s'offre à nos sens ne peut plus la refermer. Et c'est très bien ainsi. C'est, en effet, le seul moyen de savoir que nous sommes malades, de reconnaître notre maladie. Concernant ceux chez qui la Nostalgie de Soi est vécue inconsciemment, ils s'efforcent d'y répondre avec les outils de notre société, qui ne sont que les tentatives mentales pour apaiser la souffrance ou combler le vide, en recherchant compulsivement des stimulations (argent, reconnaissance, sexe, pouvoir ou même shopping). Dans le meilleur des cas, ils réussiront à faire partie des chanceux qui atteignent leur but et continuent de ressentir le vide. Dans le pire, ils mourront malheureux et frustrés pensant que tout aurait été différent s'ils avaient pu en avoir plus.
La nostalgie sous-entend le manque de ce que nous avons connu et que nous ne percevons plus. Qu'avons-nous, alors, connu ? Autre chose que ce que nous expérimentons, ou alors, une autre manière de l'expérimenter. Pourquoi donc «la Nostalgie de Soi» et pas «la Nostalgie» tout court ? Simplement pour faire référence à nos prédécesseurs qui ont cherché comment se guérir et ont mentionné un «Soi», avec une majuscule, pour ne pas le confondre avec «soi», une idée que nous avons de nous et du monde qui serait la cause de notre Nostalgie. Pour moi, ce «Soi» désigne une vérité que d'autres ont perçu comme «non-soi» et n'indique pas nécessairement l'existence d'une personnalité éternelle, ce que le Bouddha a d'ailleurs catégoriquement nié.