En septembre 2020, le monde littéraire découvrait La Petite Dernière, récit sensible et brut où Fatima Daas, pseudonyme de l'autrice, questionne sa double identité de femme homosexuelle et musulmane. La plume de la jeune écrivaine, saluée par Virginie Despentes, s'était affutée lors de deux années de formation au sein du master de création littéraire de Paris 8. En janvier 2021 Shane Haddad, tout juste diplômée du master de création littéraire de l'Université le Havre Normandie, voit son premier roman Toni tout court publié par la prestigieuse maison d'édition P.O.L. de Paris au Havre en passant par Toulouse ou Clermont-Ferrand, ils sont de plus en plus nombreux à faire leurs classes en masters de création littéraire. Frédéric Forte, poète et directeur du master du Havre, accompagne ces écrivains en devenir. Portrait d'une nouvelle génération d'auteurs et d'autrices révélés par ces formations innovantes.
Fatima Daas, autrice du très remarqué La petite dernière (Notabilia, 2020), est aussi diplômée du master de création littéraire de l'Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis.
Frédéric Forte est poète membre de l'Oulipo et directeur du master de création littéraire de l'Université le Havre Normandie. Nous allons perdre deux minutes de lumière est son second volume de poésie publié chez P.O.L.Shane Haddad, récemment diplômée du master de création littéraire de l'Université le Havre Normandie, publie son premier roman Toni tout court aux éditions P.O.L. en 2021.
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Je ne veux pas être ici. Là-bas les arbres déclinaient toutes sortes de verts, ils avaient l’air de foncer dans le ciel. Le ciel qui était bien plus clair et entier que celui de ce matin. Toni dévalait les marches et commençait sa course contre la montre. Les odeurs de l’herbe, de la terre mouillée par la pluie, les grillons et les discussions interminables des oiseaux. Et puis tous ces arbres à grimper. Grimper jusqu’en haut. Horrible bâtiment. Il n’y avait personne dans les environs. Elle descendait les coteaux en courant et les remontait avec encore plus de plaisir. Suffoquer à en tomber, c’était ça. Il n’y avait personne d’autre qu’elle. Pas de vache pas de mouton. Simplement les vignes et les arbres. Il y avait beaucoup de choses à inventer. Des radeaux, des cabanes, des luges. Il y avait beaucoup de choses à découvrir. Les vers de terre, les coccinelles, les araignées, les scarabées, les écureuils. Personne pour me déranger. Il y avait ce pommier qu’elle adorait, au fond, au bout, dans un endroit retiré. Dans un endroit secret. Je me souviens.
Il y a les lecteurs de romans. Ils ont des yeux amoureux. Il y a ceux qui tentent de lire le titre du roman. Ils sont en face. Le défi dans l’ennui. Il y a ceux qui sont sur le téléphone. Voile de mystère autour d’eux. Il y a les vieux messieurs au sac plastique et les mères au cabas rempli. Il y a les hommes qui regardent les jeunes filles. Il y a les pervers qu’on ne voit pas mais que l’on sent. Il y a les personnes qui se regardent et qui s’apprécient mais n’en font rien. Et il y a Toni collée contre la vitre.
Je me noierai dans la foule et j'en ressortirai adulte. Mes hanches seront adultes. Mes yeux seront adultes. Je regarderai les visages souriants avec tendresse parce que je me sentirai chez moi. Je vous regarderai avec paix parce que je serai adulte, sans haine, sans incompréhension et pleine de résilience. Pleine de résilience.
Il n’y a rien dans le ciel. Pas de nuage, pas de soleil. Pourquoi le ciel est bleu, un bleu si clair. Les choses sont bien faites ici pour que le ciel ait une couleur si décidée. Elle apprécie le vent qui passe sur son visage. Toni pourrait presque dire que cette solitude-là n’est pas désagréable.
Tu dois apprendre à te défendre Toni. Tu dois apprendre à exprimer. Exprimer avec la bouche, articuler des syllabes. Décris la manière dont je te regarde. Vous me regardez avec ce regard. Avec quel regard Toni. Est-ce que j’ai de la rage dans les yeux. Tu sais ce que veut dire la rage. Est-ce que je te regarde avec de la tristesse. Peut-être avec de la pitié. Est-ce que je te regarde, Toni, regarde-moi, est-ce que je te regarde avec de l’amour ou de la tendresse. Il avait sa main sur mon épaule. J’attends. J’attends que tu me dises avec quel regard je te regarde et après, bien entendu, tu pourras aller jouer avec tes amis.
Un bon supporter est un supporter qui est dévoué. Qu’il connaisse ou ne connaisse pas les règles. On m’insulterait si je disais ça tout haut. Mais moi je suis un bon supporter. Elle le sait Toni, qu’elle supporte bien. Elle supporte sans doute mieux que les autres supporters. Elle a plus à supporter en tout cas. Parce que le foot chez elle ce n’est pas que la joie de la tribune. Toni en sait plus que les autres. Je ne veux pas être prétentieuse. Toni ne veut pas être prétentieuse, ce n’est pas ça. C’est juste qu’elle sait, au fond, en savoir plus que les autres supporters. Elle aimerait être un supporter normal.
Toni boit son café, elle aime le goût. Elle le boit doucement. Et elle fredonne sur la voix de Margo. Toni essaie de faire passer la chose qui est en elle. Quand elle aura pris la dernière gorgée de son café, il faudra qu’elle se dépêche. Elle a cours bientôt.
La première règle qu’elle a apprise c’était le hors-jeu. Elle n’y comprenait rien. Sur le canapé devant un match. Elle demande ce que veut dire hors-jeu. Parce que son père a dit à haute voix hors-jeu. Ça veut dire que quand un joueur envoie la balle vers un but l’attaquant de l’équipe du joueur n’a pas le droit de dépasser la ligne des défenseurs de l’équipe adverse tant que la balle n’a pas été envoyée. Ce n’est pas clair.
Elle regarde sa pomme d'amour. Il n'en reste plus beaucoup. Tout le monde a un verre d'alcool à la main dans la foule. Elle regarde sa main gauche. Du sang sur le bandage, c'est presque beau. Des bières surtout. Toni les voit briller autour d'elle. Elles prennent le soleil. Et moi je suis avec ma pomme d'amour.
On n’a pas forcément faim le matin. C’est le plaisir du goût, le goût du beurre salé. Elle aurait dû prendre une douche. J’ai pas faim. Elle ira seule ce soir. Déjà Toni pense au métro. Personne ne vient avec moi, je serai seule. Le mot peut revenir plusieurs fois et sensiblement s’ajouter à l’air chagrin.