Shumona Sinha présente son sixième livre, "
L'autre nom du bonheur était français", édité par Gallimard. Ce récit autobiographique raconte son parcours depuis l'Inde de son enfance jusqu'à la France. Ce texte est dédié à la langue française, qu'elle considère comme sa "langue vitale", sa langue d'écriture.
Son amour pour la langue française est venu d'un amour pour la France, lui-même guidé par son premier amour qui est celui des livres et de la littérature.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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Chaque jour vécu est un compromis. Survivre grâce aux gens insignifiants, aux miettes des choses. C'est une façon de bluffer mon destin. arracher encore une journée et la modeler à ma guise. c'est une tentative de déplacer une pierre sur le chemin. D'avoir l'impression de ne pas vivre en vain. (p. 186)
J'ai toujours pensé qu'il existe un genre d'homme qui sont capables d'écraser les papillons dans leurs mains pour en extraire des couleurs. Je ne sais pas de quelle couleur est leur âme ou s'ils croient seulement en l'existence de l'âme , cette chose si volatile, si fragile. (p. 101)
Etre intellectuel sans avoir la fortune était comme être figurant hors du tableau, suspendu dans le vide sans toile derrière lui. (p. 127)
Tania reconnaîtra-t-elle le pays dont elle est tombée amoureuse ? Qu'estce qui restera en elle de ses lectures d'enfance, de jeunesse ? Est-ce qu'elle nous pardonnera d'avoir échoué ? Il y a des amours que rien ne peut déraciner. Car sans ces amours-là l'homme ne vaut plus rien. Sans ces amours-là l'homme n'a pas d'image glorieuse de lui-même. (p. 192)
Nous sommes restées seules à la maison, les trois soeurs, qui n'avions pas le droit d'entrer à l'université à cause de notre père indigne, ancien propriétaire d'un bien privé. (p. 117)
Le pouvoir des mots est sans limites, sans faille, il s'impose aux choses, aux faits, à nos idées et à nos sentiments. Mais parfois les mots sont là pour mieux faire entendre le silence, l'encercler comme une petite margelle entoure un puits. Dans cet espace limité le silence devient infini, insondable. (p. 13)
Son regard rempli d'encre, rempli de chagrin me hante. J'essaie de deviner s'il [père de la narratrice ] a souffert du mal de son corps jusqu'au dernier moment, s'il a souffert à l'idée de devoir nous quitter, s'il a pensé à moi, s'il a souffert de mourir sans me voir. S'il aurait souffert de se voir soumis à ces rites religieux qu'il a rejetés toute sa vie. (p. 11)
La fille aînée (de Korneî Tchoukovski) Lydia et moi sommes devenues amies. Elle était auteure, elle aussi, et surtout secrétaire d’Anna Akhmatova. Nous nous retrouvions de temps en temps, ressassions le passé. Nous ne l’avons pas vécu ensemble, mais nous étions les fragments de la même matrice massive. Nous avions le sentiment d’avoir été témoins de quelque chose de grand, créé par nous-mêmes et qui nous avait pourtant dépassé. Je ne pouvais croire que nous étions tous des éléments disparates, disloqués. Nous étions cueillis par la main terrible et géante de l’Histoire, unis à jamais.
Il ne neigera pas cette année.
Le froid est sec et cassant. L’odeur du feu de bois remplit lentement l’air du soir, titille la fraîcheur échappée de la végétation.
Là, sur le seuil, entre le dehors et le dedans, entre la peau nue de la ville et les foyers emmitouflés, Sophia se tient debout sur le balcon, renverse la tête en arrière, inspire, ne veut pas laisser l’air sortir de son corps.
Sur les contours dentelés des maisons d’en face scintillent les décorations en LED. De leurs intérieurs lui parviennent des rires, des voix graves et légères, parfois une note de piano.
Sophia pense aux repas de Noël auxquels elle ne sera pas conviée.
Elle pense à sa mère. Morte l’année de sa retraite de la boutique, à l’époque une retoucherie, avant de la léguer à Sophia, lasse, dissimulant à peine sa crainte quant à l’avenir du commerce des bibelots fantaisie.
Elle pense à son père qu’elle n’a pas connu. La légende familiale attribue à sa mère une escapade amoureuse fulgurante avec un Grec, ouvrier immigré engagé au chantier de la ville à l’époque. Sur quoi la principale intéressée a toujours préservé un sourire mystifiant, l’autre : présumé imaginaire. À chaque âge, le vide a pris une forme différente, forgée au gré de colère, douleur, chagrin, curiosité et regret.
Tous les débuts sont vrais, insensées sont les fins. Personne ne pourrait croire que les livres si gais, si enchanteurs que publiait mon père cachaient une telle détresse, que chacune de leurs pages avait été arrachée des griffes de la censure. Personne ne pourrait croire aujourd'hui qu'un pays voulait se construire en éliminant systématiquement ses hommes et leur pensée.
(p. 100)