Solène Blin

Je vois mon reflet dans le miroir. Mon visage est encore rouge et luisant de transpiration. Un éclat jaune me fait sursauter. Qu’est-ce que c’est ? À quatre pattes, je me rapproche du miroir. C’est inutile. J’ai déjà vu les signes jaunes qui dansent sur mon œil droit. Je pose mes doigts sur la glace au niveau de mon œil. Je hausse les sourcils, étonnée. C’est beau.
— Un, deux, trois, quatre… je compte jusqu’à sept.
Sept signes autour de ma pupille, chaque signe s’illuminant l’un après l’autre et bougeant imperceptiblement. Ils se passent un éclair jaune vif puis redeviennent ternes.
La porte de la chambre de mes frères couine. Je reconnais la démarche d’Eben. Il s’est levé ? Il ne marchait plus depuis trois jours. Je l’entends respirer. Il respire fort. Je dois lui dire ! Je dois lui dire pour les signes, pour les sons que je perçois, et les choses que je vois. Mon jumeau apparaît à l’entrée de ma chambre. Ses cheveux décoiffés s’affaissent en paquet sur son front, ses paupières couvrent complètement ses iris et ses bras sont ballants.
Il marche chancelant vers moi.
— Je me sens bizarre, souffle-t-il.
— Bizarre ? je répète à voix haute.
— J’ai eu trop mal. Ça s’est arrêté, d’un coup et là, ça reco…
Il serre la mâchoire, puis il se laisse tomber. Je saute sur mes pieds et le rattrape avant qu’il ne rencontre le sol. Je le tiens par les épaules et l’aide à s’assoir dos contre le mur.
— C’est ta maladie ?
Ou est-ce cette autre chose ? Ses yeux sont fermés, ses sourcils froncés.
Il geint. Son ventre se gonfle et se dégonfle vivement, ses muscles palpitent. Il n’entend même pas ce que je dis. Je glisse une main dans ses cheveux.
— Eben ?
Son regard croise le mien et je découvre — tout comme lui au même moment- les signes jaunes tout autour de sa pupille. J’écarquille les yeux. Lui aussi.
— C’est quoi ça ? Sur ton œil, demande-t-il entre deux souffles
Je n’ai pas le temps de lui répondre qu’il secoue la tête avec véhémence. Il appuie l’arrière de son crâne contre le mur, son cou s’étire. Des mots sortent étouffés et saccadés de sa bouche :
— J’ai mal partout, je lis sur ses lèvres.
Il tousse et cogne son front sur mon épaule. Ses ongles m’agrippent les avant-bras. Je ne comprends rien. Pourquoi souffre-t-il encore ? Lorsque les signes sont apparus chez moi, la douleur s’est arrêtée immédiatement. Alors, pourquoi pas lui ?
L’instant suivant, il ne tremble plus, ne tousse plus, ne gémis plus.
La première phrase qu’il prononce est étrange :
— Ça sent bon…

Maintenant, je me sens vraiment à l’étroit. Seule dans l’ascenseur avec Kurtis, je pourrais durement être plus mal à l’aise. Il ne m’a pas adressé la parole depuis que nous sommes rentrés. Je colle mon dos contre le mur, installant le maximum d’espace entre nous. Il me rappelle cet homme qui passe pratiquement tous les mois à la télévision, impeccablement coiffé et vêtu, luisant de prétention. Ma mère allume notre vieux téléviseur dès qu’il est à l’écran. Il est terrifiant. Chaque phrase, chaque mot quittant sa bouche semblent signifier mon arrestation. Nous les trouverons, qu’ils se cachent dans des sous-sols ou dans les bois bordant nos villes. Nous les trouverons. Lorsque je passe devant la télé, j’ai l’impression qu’il me fixe. Il m’épie. Je n’ai pas la sensation d’être l’hotore, la prédatrice. Je suis la proie des Contrôleurs. J’ai éteint l’écran la dernière fois que j’ai eu ce sentiment, ensuite maman m’a réprimandée.
Et je suis là, dans une pièce d’un mètre carré, en compagnie de Kurtis McTrinm, le neveu même de l’homme qui génère mes cauchemars. Le moins qu’on puisse dire est qu’il lui ressemble à en faire peur. Ces cheveux sont du même blond, son visage à cette même sympathie trompeuse, ses sourcils la même sévérité. Je le sais par cœur. J’ai dessiné Kurtis à la récréation.
— Aurais-tu une soudaine inspiration ?
— Pardon ?
Ces paroles me surprennent, non seulement parce qu’il semble avoir lu en moi, mais aussi par leur ordinaire. Du moins, ordinairement arrogantes. À quoi m’attendais-je ? Qu’il annonce à l’instar de son oncle : Bonsoir chers habitants de Région Centrale ? Ridicule.
— Je t’ai vu dessiner durant les poses, dit-il avec un sourire si mince qu’il me faudrait une loupe pour m’en assurer.
Il m’a vu dessiner ? Ou il m’a vu le dessiner lui ? Parce que ce sont deux choses complètement différentes.

Les anges non plus ne sont pas humains. Cela les rend-il mauvais pour autant ?

Le passé est un poids que nous n’avons pas le luxe de pouvoir transporter. Le présent est trop encombrant.

Je fais face au miroir. L'habit ne fait pas le moine, certes, mais j'ai tout de même une autre allure.

Nous préférons de doux mensonges à une dure vérité.

"L'homme est un soleil, l'hotor en est l'éclipse"

Tu n’es pas seule puisque tu m’as moi.