C’est comme une flétrissure, au nom de laquelle on vous chasse de partout avec de bonnes raisons de le faire. Après cette expérience en Espagne, j’ai compris qu’il était possible de s’en sortir, que la marque du malheur pouvait s’enlever, que rien n’était rédhibitoire, que nous n’étions pas condamnées sans appel.
Travailler signifiait aller chercher de l’eau au fleuve, laver le linge, faire les courses. En réalité, j’étais une sorte d’esclave. On m’avait vendue à ce vieil homme qui n’avait ni femme ni famille. Je l’ai appris plus tard, la société cambodgienne avait coutume d’aller chercher des esclaves domestiques parmi les populations montagnardes voisines. L’esclave était intégré dans la famille au rang le plus subalterne, évidemment, et traité durement, comme le voulait la règle tacite.
Dans cette société, les hommes ne se fatiguent pas : ils labourent la rizière, vont à la pêche quelques jours par an, et tout le reste, ce sont les femmes qui le font : planter le riz, entretenir la rizière, moissonner, et dans le même temps s’occuper des enfants et de la cuisine, de la corvée d’eau et de la lessive. Les hommes, eux, dorment et vont jouer aux cartes.
Dans ce pays, on est toujours tenté de se faire justice soi-même, précisément parce qu’on ne peut pas vraiment compter sur les pouvoirs publics. Dès que j’ai eu un peu d’argent, j’ai acheté une arme, un pistolet AK 54. Ne vous en étonnez pas. Au Cambodge, beaucoup de gens sont armés, et ne sortent de chez eux qu’avec une arme sur eux ou dans la voiture.
J'avais le sentiment que ma vie était finie. Mon corps lui-même était mort. Parfois, quand nous couchions ensemble, Pierre s'arrêtait. Il me disait qu'il ne voulait pas me forcer. Pourtant, je n'arrivais pas à me débarasser de l'image du client qui s'impose par la brutalité, je n'y pouvais rien. Impossible de revenir à la vie, à l'innocence. Je ne savais pas où était ma jeunesse, où puiser pour trouver, sinon le bonheur, du moins l'apaisement. Pierre était gentil, mais les nuits étaient toujours difficile pour moi.
C'était le désir d'apprendre qui me maintenait debout.
On nous apprend, quand on est petit, qu’il faut être comme un arbre, le kapokier : Dam kor. C’est un jeu de mots sur l’homophonie de ce terme avec celui qui désigne le « sourd-muet ». Faire le kapokier signifie que, pour survivre, il faut être sourd-muet. Aveugle aussi, bien sûr. Moi, je suffoque, je m’étrangle, je bafouille, mais je romps ce silence.
Les hommes, eux, ont le pouvoir. Pas tout le temps : devant leurs parents, ils se taisent. Devant une personne puissante, ils doivent se tenir cois, voire peut-être se prosterner. Mais dès que ces rencontres sont finies, ils reprennent leur superbe et distribuent leurs ordres dans la famille. Si leur femme rechigne, ils cognent.
Ce n’était pas moi qui recevais un prix et ces signes de reconnaissance, c’était mon travail. Des êtres qui habitaient ce qui me semblait être le paradis paraissaient capables de comprendre les problèmes d’autres gens vivant dans la misère… Alors que ceux qui vivent dans la misère, eux, ne comprennent rien à rien.
Les adultes transmettent les brutalités qu’ils ont subies. Une de mes amies m’a dit : « Attends, je bats ma fille, mais elle en reçoit moins que ce que j’ai reçu de ma mère…» Ma sœur est capable de battre sa fille presque à mort. Pourtant, il faudra bien un jour ou l’autre arrêter cette infernale transmission.
La lutte contre le proxénétisme est une chose. Il faut se mesurer à des gangsters qui ont vécu les périodes d’instabilité, de guerre larvée, qui ignorent tout de la loi et des droits. Mais, d’une certaine manière, c’est moins difficile que la lutte contre l’inertie et les incompétences de la bureaucratie.