Sonia Miot

Si j’ai bien compris, les clients ont deux choix : soit ils demandent de l’aide pour mettre un terme à leur relation amoureuse en douceur, soit ils appellent pour rompre avec pertes et fracas. Dans ce cas, je dois faire intervenir un agent pour mettre en place un scénario qui poussera le compagnon du client dans ses retranchements. Les séparations sans ménagement sont représentées par les dossiers rouges.

Comme on nous stigmate depuis la naissance, je suis allée naturellement vers les hommes. Néanmoins, j’ai toujours trouvé les couples gay magnifiques. Avoir le courage de s’aimer malgré les regards, les moqueries et les reproches du monde, c’est beau. Et c’est la définition que je me fais du mot amour. En amour, il n’y a pas de barrière assez solide, pas d’étape infranchissable. Juste l’amour. Ce mot est bien plus fort que tous les autres. — Marta est très bien, pépé, lancé-je à la volée. Ma mère m’attire encore une fois vers elle pour dégager mes cheveux de mon visage et le prend en coupe. Ses iris bleutés me scrutent avec insistance. D’ici, je peux apercevoir les taches de rousseur qui parsèment ses joues. — Je suis contente que tu sois restée, ma chérie. Ton frère est un peu idiot, parfois. Mon grand-père étouffe un rire qui lui vaut un regard noir de la part de sa fille.

Bien sûr, l’avocat n’est pas là. Il n’est pas resté ici à m’attendre.
— Va te faire foutre !
Une chaise dans les mains, je l’éclate sur son bureau. Son ordinateur vole en éclats et ses papiers s’éparpillent dans la pièce.
— Tout est de ta faute ! Je te déteste.

J’ai la sensation de voir en elle un enfant, une petite fille égarée, triste à n’en plus finir. Son portable est en miettes sur le sol. Elle est déboussolée, et je suis certaine que la bouteille d’alcool vide sur la table basse y est pour beaucoup.

...parfois, l’amour, c’est étrange et on ne se rend pas compte des sentiments qu’on a pour une personne avant que celle-ci ne disparaisse de notre champ de vision. Je veux dire, c’est quand j’ai cru perdre Abi que j’ai su à quel point elle était devenue importante pour moi. (Il touille son café.) Avant que je ne sente un poids se déchirer dans ma poitrine, j’étais persuadé de ne plus jamais réussir à aimer. Elle a changé la donne. Abigaelle m’a vu comme personne d’autre. Je crois qu’on l’a mise sur ma route parce que j’avais besoin de tout recommencer. Et elle était là, unique, souriante et fraîche comme la rosée du matin.

C’est une belle journée d’été, de celles qui nous mettent du baume au cœur, nous réchauffent et nous donnent l’impression que la vie est merveilleuse.
Néanmoins, bien que l’humeur devrait être au beau fixe, tout me paraît fade et sans saveur. Je fais semblant. Semblant d’exister, semblant de rire, de m’extasier et d’aimer. Je fais semblant pour ne pas éveiller les soupçons, comme si je risquais de faire exploser une bombe d’une minute à l’autre ou que ma vie était en suspens. Il n’y a rien de réel, tout est surjoué, dominé par le secret et la peur de blesser. Blesser mon frère, Jordan, mes parents et ceux d’Ella.

Quoiqu’il est vrai que j’ai toujours aimé regarder les jolies femmes. Mais de là à m’imaginer au lit avec elles… Oh ! Malheur ! Peut-être pas les filles… juste Ella ? D’ici, je peux voir son sourire illuminer la salle tout entière. Ses cheveux châtains qui caressent l’air d’une manière délicate, son regard, ses yeux de braise qui m’envoient une lueur attendrissante chaque fois qu’ils croisent les miens. Je suis fichue. J’adore cette nana. Même si elle m’a paru frêle un quart de seconde lors de notre rencontre, aujourd’hui, je sais que c’est une force de la nature. Jeune, innocente et à la beauté imparable.

Par gentillesse, je mime un sourire, mais le cœur n’y est pas. Je suis coincée. Je vais devoir assister au mariage de mon frère alors que je rêve d’être dans les bras de sa fiancée. En plus d’essayer d’accepter mon attirance pour les filles, je dois déjà me résoudre à arrêter d’y penser. C’est injuste. Et tout ça, c’est la faute de Corentin ! S’il ne m’avait pas mis ces balivernes en tête, je ne serais pas en train de me morfondre. Ou peut-être que si, mais pas pour les mêmes raisons.

— Tu ne sais pas apprécier les belles choses.
Quand elle prononce ces mots, ses pupilles croisent les miennes pour m’emporter dans son univers. Ses lunettes de soleil restées dans la voiture, je peux voir la lueur qui y vit et me sidère autant qu’elle me révulse. Elle me donne la sensation d’être à part. Comme si tout à coup, j’étais devenue la seule personne capable de la comprendre. Comme si elle cherchait à fendre ma carapace, à sonder mon âme dans son intégralité.

Je ne m’étais pas rendu compte à quel point mon cœur s’était attaché à ce petit bout de femme intrépide. Pourtant, à cette simple idée, je souris. Cette fille est extraordinaire.
Mais cette fille n’est pas pour moi ! Elle est pour mon frère. Il l’aime et elle l’aime. C’est aussi simple que ça.
Je dois la sortir de mes pensées. Oublier que si un homme peut aimer une femme, une femme peut le faire aussi. Effacer tout ce que Corentin a immiscé en moi.