J`ai vu pour la première fois sa peinture en 2010, date à laquelle la galerie Claude Bernard lui avait consacré une exposition. Il y avait là notamment quelques-uns des très grands autoportraits qu`il a réalisés à la fin de sa vie, et qui pour moi sont des oeuvres d`une extrême puissance, absolument hantées. Rapidement, j`ai lu les quelques entretiens qu`il a accordés, en particulier à Jean Clair (La Barbarie ordinaire, Gallimard), et à Michael Peppiat (Zoran Music, L`Echoppe). J`ai trouvé dans ses mots une force d`âme exceptionnelle, et même souvent déroutante - ainsi à Dachau, où il est déporté, il a le réflexe, au fond assez inouï, de dessiner ce qu`il voit. J`ai commencé à écrire peu après. Pour entrer dans cette intimité mentale que suppose l`écriture d`un livre consacré à un autre, cela me plaisait d`avoir cette admiration pour l`homme, en même temps que pour sa peinture. de savoir qu`il y avait là une oeuvre, mais aussi une histoire, une conscience.
Je dirais qu`il s`agit d`un roman, ou plus encore d`un portrait, aussi subjectif que peut l`être celui d`un peintre (ou d`un photographe). Chaque scène part d`une phrase de Music, d`un souvenir de l`un de ses proches, d`une photographie, de ses oeuvres bien sûr - mais je me suis donné la liberté de leur donner plus ou moins d`ampleur, de lumière. le simple fait de raconter avec les moyens du roman un fait même authentique est nécessairement un travail de fiction.
Je me suis efforcée d`être le plus à l`écoute possible de ses silences, de ne pas les forcer. A l`inverse de ce qu`aurait pu faire un biographe. J`ignore si j`y suis parvenue.
Tout ce qui relevait de l`intime. Evoquer un personnage réel, et si proche dans le temps, oblige à certains égards, à une forme de respect. Bien que le livre raconte aussi, me semble-t-il, une histoire d`amour (celle entre Zoran Music et son épouse l`artiste Ida Barbarigo), j`ai voulu suggérer avant tout. Cela me plaisait davantage de décrire l`éblouissement d`un coup de foudre que le déroulé précis d`une vie de couple - qui ne m`appartenait pas. Mais ce n`est pas précisément une interdiction que je me serais fixée : naturellement, instinctivement, un sujet impose ses propres nécessités, je crois.
Sans doute, puisque la peinture est l`une de mes grandes obsessions, mais ce n`était pas délibéré. Par ailleurs je suis très sensible aux formes brèves ou fragmentaires en littérature : entre autres Marelle de Cortazar, La Vitesse des choses de Rodrigo Fresan, Proses apatrides, de Juan Ramon Ribeyro, Les Pas sur le sable de Remy de Gourmont, Petites épiphanies de Caio Fernando Abreu, Les Malchanceux de B.S Johnson, les contes de Jacques Sternberg ou les textes de Brautigan, les journaux d`écrivains, les moralistes, la poésie... Je pense que cette structure par vignettes vient aussi de là.
Le parcours de Zoran Music est si précisément imbriqué dans le siècle passé et la grande histoire (la première guerre mondiale, la fin de l`empire austro-hongrois, les camps, les variations de la mémoire collective, entre autres) que cette chronologie s`est imposée d`elle-même. En revanche l`écriture n`a pas été linéaire. Je lisais, je regardais les oeuvres, puis j`attendais qu`une scène s`impose, et le roman s`est composé ainsi, dans le désordre.
Les lectures d`enfance : Roald Dahl, Victor Hugo, José Mauro de Vasconcelos, Conan Doyle, Dumas, beaucoup d`autres...
Les grandes espérances, de Dickens.
Peut-être Alcools, d`Apollinaire.
Je n`ai jamais honte de ne pas avoir lu un livre. Ce sont autant de rencontres à venir, possibles.
L`apprentissage de la ville, de Luc Diétrich, somptueux récit autobiographique d`une errance et d`une quête de salut.
"Nous avons tous besoin, pour rendre la réalité supportable, d`entretenir en nous quelques petites folies." Marcel Proust, A l`ombre des jeunes filles en fleur.
Château-Rouge Hôtel (Allia), triste, doux et puissant récit posthume de Renaud Burel. Fragmentaire là encore...
Pour certaines âmes sentimentales et vagabondes les villes sont hantées. Je ne peux marcher rue du Bac sans un coup de chapeau à Romain Gary, rue Campagne-Première sans voir courir Belmondo sous l'œil de Godard, rue des Vignes sans une pensée amicale pour la haute carcasse de Zoran Music. Je ne suis pas seule à me bercer à ces temps parallèles, invisibles à l'œil de qui ne sait pas rêver.
Rue de Verneuil
Autrefois dans certaines contrées reculées, avant le mariage, une jeune fille devait se battre au couteau avec un ours. On la précipitait dans une fosse avec la bête, aux yeux de tous. Il est vrai qu'elle n'en réchappait pas toujours. Toute méthode pédagogique a ses limites. Mais si elle avait traversé l'épreuve, elle était parée pour affronter un homme. Elle avait fait la démonstration de sa puissance pour le reste de ses jours. Le mari devait y réfléchir à deux fois avant de la contrarier.
Pure légende ? peut-être. Mais elle me plaît.
Je n'ai pas tué assez d'ours, dans ma vie. (p. 88)
Quand un étranger me demande quel est l’endroit de Paris que je préfère, parfois je décris l’Orangerie. Les paresseuses allées du jardin des Tuileries, nimbées dans leur ennui sableux, dissimulent en leur coeur cette splendeur.
Le lieu peut-être où j’ai découvert que l’art était une aventure risquée, intempestive, absolue.
Ces nymphéas qui m’ont bouleversée enfant et ne cessent de le faire, et peu importe les snobismes convenus.
Quand il s’empare de ces murs, deux pièces dont il abolit les limites comme il abolit les frontières entre les éléments, deux rotondes qui enserrent le spectateur de leur étreinte aquatique, aérienne, voluptueuse et terrible, Monet est au bout de sa vie. La lumière se dérobe à son regard. Aveugle, visionnaire. Jamais il n’a été aussi audacieux, aussi fou. [..]
Je ne peux entrer là sans sentir une âme immense palpiter entre deux algues, deux frémissements opaques de lumière et d'eau. L'endroit est désert souvent. C'est un tête-à-tête qui m'a consolée parfois.
Jardin des Tuileries
Cet homme avait passé très vite dans ma vie mais le temps n'est pas à la mesure de nos cœurs, et de ce peu de jours blottis dans son ombre il m'était resté une entaille, du genre que l'on chérit et caresse les soirs de brume.
(...) Notre vie n'est que cela. Cette foi incessante en un miracle qui un instant semble à portée de cœur. Le temps d'y croire et l'on a compris son erreur. Mais il existe une seconde merveilleuse. Le bonheur se loge dans l'instant fugace de l'illusion bienheureuse.
C'était, je me souviens, place Clichy, un jour balayé de feuilles de fin d'automne, un jour lacéré de gris.
p 48-49
(18) Rue Muller
S'égarer est un art de vivre. Une question de principe. Il faut laisser défiler les rues comme on devrait accueillir les êtres: sans rien attendre d'eux, je veux dire rien que l'on ait espéré à l'avance, pour mieux se laisser déployer leurs merveilles propres, dont jamais nous ne pouvons présager. Toute surprise est une promesse. (p.129)
L'un de ses amis avait forgé pour lui le mot de hautesse. Certaines vertus n'existent pas tant que n'a pas surgi l'être capable de les incarner. Les mots attendent parfois ce qui leur donnera corps. Hautesse, tel était le nom de sa grandeur étrangère à toute arrogance, de sa noblesse tissée de bienveillance et d'écoute. p 86
(18) Rue Stephenson
Ce qui nous attache à un lieu est aussi obscur que ce qui nous pousse vers un être et c'est à cette obscurité qu'il faut se fier.
Peu importe vers quelles voies de traverse nous mènera une rencontre. L'important est qu'elle ait lieu, qu'elle se pare de cette évidence heureuse qui augmente le monde et en fait un endroit fréquentable en dépit de tout. (p.67)
Dans la courbe des murs, accueillante, toujours nouvelle, ouverte dans la douceur des pierres friables, là est enfin la vie, la vie vibrante, la vie telle qu'elle devrait être.
Les villes sont lentes quand la nuit les enveloppe. Elles ne respirent qu'à peine.
Leur domaine, c'est la nuit profonde, veloutée, qui n'est tout à fait ni la nuit insomniaque des fêtards ni le petit jour où se croisent des destins contraires.
La nuit soyeuse et calme.
(...) L'essentiel est la vitesse. Bomber comme on frappe, sans hésitation, sans regret. Créer comme on court.
(...) L'urgence de vivre et de créer comme seule morale.
Contrer la violence à venir, celle des forces qui effaceront, karchériseront, détruiront. La puissance du cri doit être à la hauteur de ce qui le menace . p 29
Tout pas est une prière, un appel à l'ange qui sommeille.
Mais le vrai vertige n'est pas là. Il survient quand cesse l'attente, à ce point d'épuisement où l'espoir se tait. (p. 15)
... sur le rivage ?