La première fois que je l'ai lu, j'avais situé l'inaction de ce roman statique (sic, l'auteur) à la terrasse d'une brasserie du carrefour Vavin (disons La Rotonde, bien que rien ne l'indique, mais j'aime bien "voir" ce que je lis).
Le premier chapitre est d'une grande précision topographique et chronométrique : j'aurais dû me méfier...
En le relisant une nouvelle fois pour écrire cette note, je m'aperçois de mon erreur, ou plutôt, de ma naïveté.
On part de la sculpture de Balzac par Rodin, boulevard Raspail.
Six minutes de marche, mais comme rien n'indique à quel rythme, ni la direction prise (Montparnasse ? Port-Royal ? Denfert-Rochereau ?), il y a au choix un bon nombre de débits de boisson sur les cercles concentriques qu'on pourrait tracer à partir du carrefour Vavin (également baptisé place Pablo Picasso, ça j'ignorais !).
À vous, à moi, de choisir, lequel ; c'est la règle qu'instaure poliment Stéphan Lévy-Kuentz :
" Si cela ne vous dérange pas, vous [...] serez le personnage principal mais tout ce que vous penserez ne sera pas retenu contre vous. Pour l'instant, vous vous contentez de rester à l'écoute de vous-même. ".
Puisque l'auteur me donnais tous les droits, j'ai marché trois minutes... et je suis revenue sur mes pas ; obéissante, je me suis installée en terrasse, seule, pour un apéritif métaphysique.
D'abord ouvrir le petit livre blanc et se laisser tranquillement transmettre par la pensée les rêveries d'un professeur ès-qualités en libations vespérales.
Puis passer la commande. Le temps de l'attente, par chance un peu long, donne l'occasion de se plonger dans plusieurs micro-monographies délicieuses, follement érudites et drôles : une histoire des boissons apéritives au cours des ans, une typologie des consommateurs, une revue des écrivains sous influence, une analyse de l'archétype de l'homme de trop dans la littérature russe, etc.
Le premier verre en main, lever les yeux, regarder passer des gens ordinaires, des excentriques, quelques fantômes, voir surgir une randonnée en roller (tiens, ça existe toujours ?) .
Tout à coup sentir que ce délectable tableau de vie parisienne va déboucher sur quelque chose de plus profond et troublant.
" L'apéritif [...] c'est regarder le temps écoulé comme celui qu'il reste à dépenser. Et du temps, vous n'en avez plus beaucoup devant vous. "
Le petit jeu du narrateur qui demande au lecteur de prendre sa place dérape insidieusement et laisse place petit à petit à l'intime, au bilan d'une vie.
L'auteur réapparaît avec de drôles de souvenirs qui n'en sont peut-être pas (c'est un roman, n'est-ce pas !), entremêlés de références cinéphiliques pointues et nostalgiques.
Des coups de gueule un peu fumeux, pour cause d'ivresse montante, sur le courtisianisme dans l'art, sur l'impuissance de la littérature, etc.
Des visions, aussi, qui font naître une angoisse forcément métaphysique.
Et une pirouette romanesque magistrale, formidablement amenée, vers une chute (chut !) dont la violence elliptique et la gravité prennent de court.
Je m'en souviendrai longtemps.
Le temps (celui de la lecture comme de l'apéritif) a passé. La nuit est tombée.
Refermer le petit livre blanc sur la postface de Denis Grozdanovitch (Apologie du scepticisme crépusculaire) :
" [...] l'un des bonheurs de ce court roman introspectif est de nous restituer minutieusement la teneur même de ces brefs instants de grâce, de ces minutes profondes où l'ébriété nous procure l'illusion de danser en parfaite harmonie avec le monde environnant, sur la corde raide de la divulgation spéculative. "
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