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Citation de le_Bison


Au 4478, c'est une autre histoire. Ils sont jeunes, beaux brillants. Elle étudie en histoire de l'art, il joue de la guitare, fait de la menuiserie. Tout à l'heure, il a mis un album de Tom Waits. Elle est rentrée avec des courses. Tom Waits la fait mouiller ; Ferré et Radiohead la font pleurer. C'est comme ça. Elle range les courses, il la suit dans la cuisine, lui met les mains aux fesses, fredonne vaguement le couplet qui joue dans le salon, la voix faussement rauque et éraillée, comme s'il buvait trop de whisky. Whisky, il l'a placé deux fois au Scrabble dans sa vie, ça se résume plutôt à cela. Il simule à merveille la confiance, mais il n'a aucune idée de ce qu'il fait. Cette confiance est le plus gros mensonge de sa vie. Mais il n'est pas idiot. Brillant, donc, et beau, il pourra mentir longtemps, à lui-même et à d'autres. Il l'embrasse derrière l'oreille, il sait que son souffle, juste là, lui fait plier les genoux. Elle laissera le carton de lait sur le comptoir ; les crevettes congelées, il faudra les manger ce soir. Le souffle chaud derrière l'oreille, il a trouvé ça tout seul, mais la main glissée trop rapidement dans sa petite culotte, les doigts qui s'invitent trop tôt en elle, elle ne lui en parlera jamais. Elle écoute Tom Waits : ... little girls/ With nothing in their jeans/ But pretty blue wishes... Pense fugitivement à quelqu'un d'autre. Un professeur. Elle chasse cette pensée avec un léger effroi, maudissant la nature chaotique, volatile et autarcique de ses désirs, mais sans s'y attarder, sans s'en inquiéter. Elle n'en sait rien, mais elle fréquentera le professeur au printemps prochain. Au début, sa verve, son assurance, lui feront oublier le corps blanc et décati qu'il frotte contre elle. Au début, elle aimera le contraste des corps, elle sentira le sien souple et sublime, invulnérable, immatériel. Au début, elle goûtera cette fixation sodomite, ce visage déformé et bavant de désir qu'elle épie dans le reflet de la porte vitrée de la chambre, parce qu'il ne veut pas qu'elle le regarde. Au début, tout ça. Et pas avant le printemps.
Pour l'instant, elle attrape le menuisier, sans rien dire, sans le regarder, l'entraîne vers la chambre. Elle se dévêt en vitesse, garde son tee-shirt. Il s'agenouille au pied du lit, elle empoigne ses cheveux, attire son visage entre ses cuisses, mais se refuse à ses mains, leur donne plutôt en pâture ses seins. Elle compte mentalement les heures depuis sa dernière douche, une moue agacée au visage. Pas à cause de l'intimité, à cause de lui. Elle s'en fout. Elle rit une seconde - un rire accidentel et confidentiel - en pensant aux crevettes de Matane qui dégèlent sur le comptoir. Puis un souvenir assassin l'assaille, chasse toute possibilité de gaieté. A cause d'un livre. Tandis que lui la fouille habilement de sa langue, habilement même s'il semble un peu en mission commandée, comme en compétition subliminale constantes avec une cohorte d'amants sans visages, plus redoutables les uns que les autres, ou avec le jouet en plastique de la table de chevet, avec le professeur dont il ignore encore tout, avec l'univers entier qui ne cherche qu'à baiser sa femme, tandis qu'il la prend maintenant à pleine bouche, son sexe comme un mollusque trituré, aspiré, tandis qu'elle glisse presque sur la pente abrupte d'un orgasme inattendu, tandis que tout cela, son regard a eu le malheur de s'arrêter sur le dos de ce livre dans la bibliothèque, un livre lu il y a longtemps, par bribes, du temps où ils dormaient sur le matelas, à même le sol, se soûlaient au vin, lisaient des livres, faisaient l'amour et recommençaient. Elle aperçoit l'heure sur le réveil : 14h04. Elle décide qu'elle simulera à 14H07. Le carton de lait est resté sur le comptoir de la cuisine.

[Chambre avec vue, Guillaume Vigneault]
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