L'ombre des loups de Stéphane Tarrade
Il était allé voir le petit coupe-gorge, une rue plus loin. Un de ceux que le père Baudier leur avait désignés. Le passage ne faisait guère plus d’un mètre de large, étroitement enserré par les belles bâtisses de l’Escargot. Sur le sol rocheux, mais parsemé de zones herbeuses, on voyait de larges taches rouges. Ils avancèrent avec précaution. Ce qu’ils avaient d’abord pris pour un amoncellement rocheux, un peu plus loin dans la ruelle, se révéla être un cadavre dont la tête était complètement éclatée. La cervelle en était répandue de manière écoeurante. Plus loin, un second cadavre de nain et une épée, une belle épée de mithril plantée dans le roc. Ça avait été un carnage. Kurst se pencha sur le sol et vit une trace dans une zone de terre meuble. Il mit sa main dedans, elle était bien plus grande. Une patte griffue, lourdement enfoncée. Kurst se tourna vers le Chef Cloup et Hadrick.
- Quatre cadavres, une demoiselle envolée, un bestiau qui se promène dans nos rues… Je crois qu’il va falloir jeter un sérieux coup d’œil à tout ça, chef : j’ai trouvé un vrai boulot !
- Hé ! Regardez ! Y’en a un qu’est toujours vivant ! cria Hadrick.
C'est le rire de Sylria qui réveilla Laeta. Elle riait à gorge déployée. Elle n'était pas seule, il y avait une autre voix, une voix nasillarde de gobelins qu'elle avait déjà entendue.
Kurst repensa à Laeta et soupira. Il revit le tatouage qu’elle portait sur la fesse gauche, il avait très vaguement l’allure d’un scorpion. Ça venait de Shamyr. Au fond, il ne savait pas grand-chose d’elle. Il se souvint d’une fois, à la Vodagarazun, où il lui avait caressé son petit tatouage du bout du doigt. « Attention ! » lui avait-elle dit « Lorsque la femme scorpion te pique, sa piqure te poursuit à jamais. ». Un proverbe Shamyrien.
Non, décidément, il n’allait pas pouvoir l’oublier…
Cette dernière n’avait pas protesté et on ne pouvait pas dire qu’elle avait participé de mauvaise grâce. Qu’allait-il se passer ensuite ? Était-elle encore amoureuse de son maître? Elle se dit que sa vie sentimentale ressemblait décidément de plus en plus à une embarcation à la dérive sur une mer houleuse. Ce serait le comble si on découvrait qu’Ash-al-Azyr et Sacha étaient également dans ce palais ! Non ! se rassura-t-elle, ça n’arriverait pas ! Elle chassa ces idées, préférant profiter de l’instant. Il fallait bien qu’elle se l’avoue, elle avait adoré ce qu’il s’était passé… et elle se sentait heureuse. Un grincement discret attira son attention. Le même que celui de son rêve ! Lorsqu’elle était entrée discrètement dans la cahute, à Escargae. C’est de ça qu’elle avait rêvé. Kurst l’attendait… Deux grincements donc… elle se précipita dans la pièce principale.
— Sacha ! C’était elle ! intervint Kurst.
— Elle ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Laeta !
— Quoi ! répondit le capitaine incrédule. Qu’est-ce que tu me chantes ? Tu l’as vue ?
— La brune qui était derrière nous ! Je mettrais ma main à couper qu’elle n’est pas étrangère à ce qui se passe.
Le ton était monté. Deux des hommes de Mouaggar s’étaient précipités vers le comptoir, alors que ce dernier en était aux mains avec Farod.
— Justement, insista Sacha, une brune ! C’est pas elle ! Tu crois la voir partout !
À cet instant, les quatre hommes de main que Mouaggar avait dépêchés entrèrent en trombe dans l’estaminet. Ou plutôt, pour deux d’entre eux, roulèrent dedans. La forme sombre d’un colosse tenant en main un grand cimeterre se dessinait dans l’entrée.
- Voilà, qui sied à Laeta, celle qui porte la joie, dit-il d’une voix douce. Commence par t’aimer toi, telle que tu es. Les histoires passent parfois par des chemins très tortueux.
Les têtes fichées sur les pics qui ornaient la façade austère du temple des dieux sombres Mingols étaient particulièrement dissuasives.
Elle déboucha sur une étendue dégagée, une place ou un marché lacustre, certains marchés de la ville étaient de véritables petits ports fermés. Les camelots et marchands passaient avec leurs barques sous les pilotis de la ville et venaient garnir la place. Il y avait même une autre lanterne, l’odeur de l’urine trainait dans ce coin, elle était bien sur le quai des contrebandiers. Laeta manqua de trébucher sur un tonnelet qui partit en roulant sur sa gauche. Elle courut dans la direction opposée, il lui semblait distinguer des ouvertures sombres, d’autres rues qui quittaient la place. Laeta s’engouffra dans l’une d’entre elles, son cœur battait tant qu’elle craignait qu’il ne transperce sa poitrine. Elle s’arrêta soudain, cachée au coin de la ruelle. L’odeur forte d’urine empestait ici aussi, la merdaille ne raccordait pas ce quartier, on pouvait en être sûr !
Elle l’embrassa fougueusement et le poussa sur la couche. Elle avait vu son membre se raidir dès qu’elle s’était déshabillée, elle n’aurait pas besoin d’en faire beaucoup pour qu’il la désire et elle le désirait déjà.
Il la prit longuement, leurs feux se donnant l’un à l’autre. Les charmes secrets des nuits d’orient s’offrirent à la vigueur et l’animalité nordique.
Le plaisir envahissait Laeta, elle usait de tous ses charmes de toutes ses connaissances pour donner toujours plus à son amant. Elle le voulait et elle le devait. Une esclave de plaisir est là pour donner, et dans ce genre de situation elle n’était rien d’autre. Ce n’était pas la même jouissance qu’avec Rodar, son maître avait des clefs qu’il était le seul à posséder, parce qu’il était son maître. Et peu importe qu’elle l’aime ou pas. Avec Kurst elle se sentait légère, heureuse, elle se sentait vivre intensément. Se sentir soumise à ses assauts puissants, même si ce n’était pas tout à fait suffisant, était déjà un gage de plaisir.
Les ébats durèrent un long moment, le visage de Laeta rayonnait. Son esprit s’était égaré sur des niveaux d’énergie inaccessibles habituellement, bien plus hauts que ce qu’elle pouvait maîtriser. Lorsque Kurst délivra l’estocade finale, l’énergie se libéra, elle inonda les deux amants en un plaisir et Kurst plongea dans un sommeil magique. Laeta resta un moment collée à lui, incapable de sortir de la douce torpeur dans laquelle elle était.
Personne ne contestant la nouvelle autorité de la Volaillère, tous acclamèrent l’adolescente à l’allure de garçonne. Laeta vit dans ce coup de force un éclaircissement aux meurtres sur lesquels Parkos lui avait demandé d’enquêter. Elle avait pensé à bien des hypothèses, mais maintenant, tout devenait limpide. Il y avait des règlements de compte dans le quartier et surtout un changement général dans le milieu des larrons. La secte du Rat était en train de prendre le pouvoir. Cela expliquait largement pourquoi un des princes des voleurs avait été assassiné. Un « rat », comme ils disaient, prendrait certainement sa place. Quant à la meurtrière du marchand d’esclaves, Laeta aurait parié qu’elle avait été commanditée par Lorenza. Ou peut-être s’agissait-il de Lorenza elle-même ? Après tout, elle ne l’avait jamais vue habillée en fille. Il ne faisait aucun doute que, sa jeunesse aidant, l’adolescente puisse prendre les traits d’une jolie séductrice. Les artifices pour tricher sur la taille étaient nombreux tout comme ceux permettant de grimer le visage, et ici, on devait avoir tout le nécessaire à disposition…