J'ai évoqué, dans un commentaire récent, l'apport grandiose que constitua pour la pensée humaine, en 1859, la publication de l'oeuvre majeure de Charles Darwin intitulée originellement « de l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle », titre plus tard simplifié par les éditeurs et les vulgarisations en seulement « L'Origine des Espèces ».
(— parenthèse importante — Il y eut, plus tard en 1871 la publication par le même Darwin d'un autre ouvrage majeur mais malheureusement moins connu et moins médiatisé, intitulé en français « La Filiation de l'Homme et la sélection liée au sexe ». Il y présentait l'importance d'un autre phénomène sélectif à l'oeuvre, de nature quelque peu différente et parfois aberrant, à savoir, la sélection sexuelle. Ainsi, les couleurs chatoyantes de même que la longue et mal pratique queue du paon peuvent difficilement s'expliquer par une meilleure adaptation à l'environnement physique ou aux prédateurs.
Pareillement, en ce qui concerne notre espèce, la très longue chevelure et l'éventuel fort encombrement de la poitrine féminine peuvent difficilement s'expliquer par des impératifs du milieu naturel dans une préhistoire où le fait de pouvoir courir vite et sans entrave à travers la végétation devait être un facteur essentiel de survie.
On sait par ailleurs que le volume de la poitrine n'est pas corrélé à une meilleure aptitude à la lactation chez la femme de même que la largeur extérieure des hanches n'est pas corrélée à un diamètre du bassin supérieur pour faciliter, éventuellement, la naissance des enfants.
Ce ne sont que des « leurres » inopérants en terme de meilleures chances de survie de la progéniture, sélectionnés au cours du temps par les partenaires masculins naïfs successifs, et ce, par le biais de la sélection sexuelle. Ce que l'on nomme théorie darwinienne de l'évolution comprend, en fait, ces deux phénomènes distincts, la sélection naturelle et la sélection sexuelle. — fin de la parenthèse —)
Dans L'Origine des espèces, Charles Darwin fait la description d'un phénomène opérant sur des temps relativement courts, que l'on nomme maintenant communément, microévolution. Selon Darwin, de petites variations apparaissent dans la descendance d'une génération (c'est la phase mutation), parmi cette descendance, ceux dont les aptitudes sont compatibles avec la survie survivent et les autres, non (c'est la phase dite de sélection naturelle).
L'ensemble, la combinaison de ces deux phases, 1) diversification par mutation puis 2) resserrement des possibles via sélection naturelle concourt à l'obtention d'êtres toujours les mieux adaptés possibles à leur environnement physique (et/ou social dans le cas de la sélection sexuelle) qu'on nomme, tout simplement, adaptation.
Qu'est-ce donc que la théorie des équilibres ponctués ? Une appellation un peu ronflante et pas trop parlante si l'on n'est pas un peu de la partie, mais vous allez vite comprendre. Il s'agit d'évolution biologique à l'échelle des temps géologiques ou, pour faire plus simple, sur les temps longs que l'on nomme macroévolution.
Charles Darwin, dans la mouvance du géologue Charles Lyell, pensait que c'était son processus évolutif fait d'une multiplication de minuscules changements, apportant ou non un avantage sélectif, qui, par le biais de la sélection sur des temps longs, conduisait à l'évolution graduelle des espèces. C'est ce que l'on a dénommé une vision « gradualiste » de l'évolution.
Or, tous les paléontologues ou presque savent que, dans les séries stratigraphiques, on trouve souvent des stades déterminés de l'évolution d'une espèce par rapport à sa forme ancestrale mais pas tous les petits stades intermédiaires. Selon le vieil adage « l'absence de preuve n'est pas la preuve d'une absence », cette absence fut longtemps interprétée par les paléontologues comme relevant d'une lacune dans les témoignages fossiles disponibles. (Ces lacunes étant dues, selon eux, essentiellement à la fantastique somme de hasards nécessaires pour conduire à une bonne fossilisation.)
Cette vision fut considérablement remise en question en 1972 par deux jeunes scientifiques américains, Nile Eldredge et Stephen Jay Gould qui allèrent donner un bon gros coup de pied dans la fourmilière gradualiste de l'évolution. En effet, selon eux, et sans exclure évidemment la possibilité d'une évolution graduelle à une certaine échelle de temps plus petite, l'évolution des espèces s'effectuait au contraire par bonds rapides (à l'échelle des temps géologiques s'entend), qu'ils baptisèrent « ponctuations » avant de stationner pendant une longue période (phase d'équilibre appelée « stase ») tant que les pressions de sélections ne fluctuaient guère, puis à nouveau un bref épisode de forts changements conduisant à l'apparition de nouvelles espèces.
Voilà ce que l'on entend par « équilibres ponctués » : de longues périodes de stabilité dans la vie des espèces ponctuées par de brefs épisodes évolutifs mais d'importance capitale car générant de nouvelles espèces. Ceci a quelque chose d'un peu contre intuitif, à savoir que les espèces apparaissent soudainement à l'échelle des temps géologiques et déjà dans leur forme quasi optimale. Selon eux, lorsqu'il y a changement, cela veut dire, en fait, disparition de l'espèce souche considérée et changements assez importants dans la ou les espèces filles.
Pour tenter d'illustrer de façon un peu impropre cette compréhension particulière des mécanismes évolutifs sur les temps longs, je vais tâcher de prendre deux exemples qui parlent, je l'espère, au plus grand nombre. (Les gens aiment bien qu'on leur parle d'eux mêmes, alors je me vois plus ou moins contrainte de prendre l'exemple de l'espèce humaine même si elle n'est, de loin, pas l'espèce la plus intéressante à considérer à mes yeux.)
Prenons, donc, l'espèce humaine. On sait, d'après les travaux les plus récents venus à ma connaissance, que les plus anciens représentants de notre espèce ont été découverts au Maroc et datent d'environ 300.000 ans. Donnée paléontologique brute. (Cela ne signifie pas que notre espèce ne puisse être plus vieille encore, cela signifie juste qu'à ce jour, c'est le plus ancien reste avéré découvert.)
300.000 ans, donc. Comment vivaient les Hommes à cette époque-là ? Concrètement, on n'en sait rien ou à peu près, on sait juste qu'ils étaient chasseurs-cueilleurs. Et chasseurs-cueilleurs, tous les Hommes le sont restés jusqu'environ 15.000 ans avant aujourd'hui (là encore, je ne dis pas que tous les Hommes ont basculé dans l'agriculture et l'élevage il y a pile 15.000 ans, je dis, c'est le moment approximatif où a eu lieu la « révolution » néolithique).
Si je sais compter, cela signifie donc une longue phase d'équilibre qui aura duré au moins pendant 285.000 ans dans la vie de notre espèce, ponctuée par une phase ultra rapide d'évolution datant d'il y a 15.000 ans environ. Depuis sommes-nous revenus à l'état d'avant ? Non. Y a-t-il fondamentalement une immense évolution du procédé d'acquisition de notre nourriture depuis lors ? Non. Donc, rien qu'au sein de notre espèce, on peut déjà parler d'équilibre ponctué.
Bon, deuxième exemple, à présent, encore plus chauvin, encore plus discutable, à savoir, le cas de l'histoire de France. L'an 987 fut marqué par le sacre d'un roitelet dénommé Hugues dit « Capet », fondateur d'une dynastie dite des « Capétiens ». Cette famille est restée sur le trône de France sans discontinuer ou presque jusqu'à la toute fin du XVIIIè, début XIXè siècles.
Son ordre a reposé sur à peu près les mêmes piliers pendant tout ce temps-là : catholicisme, monarchie de droit divin, etc., etc. Dites-moi, 800 ans, à l'échelle d'un pays et d'une famille, ça n'est pas rien, tout de même, non ? Et la Révolution française ? Ça a duré combien de temps ? Est-ce que l'ordre établi s'en est remis ?
Est-ce que l'espèce nouvelle apparue, La République, était fondamentalement différente de ce qu'elle est encore aujourd'hui ? Non, elle avait donc, dès le départ, une grande partie de ses caractéristiques ultérieures et elle les conservera probablement jusqu'à sa disparition en tant qu'espèce de système politique.
On peut donc raisonnablement considérer l'espèce « Monarchie capétienne française de droit divin » comme apparue très rapidement à l'échelle des temps historiques sous sa forme canonique. Elle s'y est maintenue à peu près 800 ans puis a disparu tout aussi rapidement, donnant naissance à une espèce nouvelle, La République Française, qui elle non plus ne s'est pas fondamentalement transformée depuis sa création et qui crèvera un jour brutalement et qui donnera, à n'en pas douter une nouvelle espèce, probablement très différente et qui, c'est la règle, stagnera ainsi un certain temps et puis… et puis je ne serai plus là pour en parler !
Si vous souhaitez approfondir cette question des équilibres ponctués, je vous conseille vivement d'oublier tout ce que vous venez de lire et de vous jeter sur ce livre de Stephen Jay Gould, qui devint, après la proposition de cette théorie, le plus grand expert reconnu de l'évolution biologique tout en étant conjointement son plus éminent vulgarisateur.
Un superbe essai, pas toujours forcément hyper lisible par les néophytes — ce qui n'est pas le cas des livres de vulgarisation de l'auteur — une pierre importante à l'édifice universel du savoir, du moins c'est mon point de vue, c'est-à-dire, une longue stase de blabla ponctuée par ce qu'il est en définitive : pas grand chose.
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