Citations de Sully Prudhomme (168)
Mardi 28 octobre 1862
Allons ! un peu de courage, il est minuit et demi.... écrivons : j'ai été fatigué toute la journée ; je n'en ai pas toute la responsabilité. J'essayais de ressaisir et d'accorder mes idées, impossible. Cependant la psychologie n'y a pas perdu ; éclair de vérité ; du rôle des instincts.J'ai bien senti qu'il ne faut pas chercher dans l'homme l'absolu liberté ; la volonté et l'instinct se combinent, il manque un mot pour exprimer ce mélange ; la volonté ne peut qu'adhérer à l'essence ; on veut, mais on ne veut que selon son essence (Spinoza, Descartes). Quand on creuse un sujet, on ne voit pas sur le champs toute la conquête qu'on a faite ; il semble qu'on ait rien trouvé de neuf ;mais quand plus tard on y songe,on reconnaît qu'on est allé loin.
Je connus mon bonheur, et qu'au monde où nous sommes,
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes,
Et depuis ce jour-là, je les ai tous aimés.
Et nous la méritons, cette ivresse suprême,
Car si l'humanité tolère encore nos chants,
C'est que notre élégie est son propre poëme,
Et que seuls nous savons sur des rythmes touchants,
En lui parlant de nous lui parler d'elle-même.
Quand la mer eût donné ses perles à ma bouche
Son insondable azur à mon regard charmant,
Elle m'a déposée, en laissant à ma couche
Sa fraîcheur éternelle et son balancement.
Première strophe de La naissance de Venus
L'identité du beau et du bien est instinctivement consacrée dans le mot honneur. L'honneur, c'est le beau dans l'usage de la volonté, mais spécialement dans nos relations avec autrui;vis-a-vis de nous mêmes,le bien c'est la tempérance, et comme la tempérance tend à l'équilibre et à l'harmonie, elle est encore de la beauté. Ainsi je ne trouve de tous côtés que de l'esthétique en envisageant la morale. Mais, objectera-t-on,la morale ne serait donc que relative comme l'art?Il n'y aurait pas plus de bien absolu que de beau absolu?
Fuyons les choses qui n'ont que de l'attrait.
À mesure où l'on se sent plus libre on aspire à plus de liberté.
La mort, tant qu'on a la vie devant soi,c'est de la spéculation philosophique. Maintenant, le trou est creusé ; il faut y descendre : qu'est ce qu'il y a dans le fond?
Dans la délicatesse le coeur a de l'esprit.
Quand l'amour n'aurait d'autre utilité que de donner du prix à la moindre chose, il serait divin.
L' amour est la postérité qui s'impose.
La grâce des formes est comme l’esprit de la beauté.
La grâce en général est plus dans le mouvement que dans la forme.
La grâce est la souplesse de la forme.Il suffit d’oublier son corps pour ne plus trouver rien de grand dans l’espace.
Le rêveur passe pour n’être pas vivant,mais il n’est absent ;il vit en dedans par une concentration si intense de la vie,que rien n’en transpire au-dehors.
On vit par la pensée et l'on pense par hasard.
Le remord n'est-il pas le regret de la liberté sacrifiée au vice ?
Le malheur de l'homme est d'aimer la vérité et d'être obligé de l'attendre.
On estimerait bien davantage les livres philosophiques si on songeait qu'il s'y trouve au moins une pensée à chaque page.
Que n'ai-je à te soumettre ou bien à t'obéir ?
Je te vouerais ma force ou te la ferais craindre ;
Esclave ou maître, au moins je te pourrais contraindre
A me sentir ta chose ou bien à me haïr.
J'aurais un jour connu l'insolite plaisir
D'allumer dans ton coeur des soifs, ou d'en éteindre,
De t'être nécessaire ou terrible, et d'atteindre,
Bon gré, mal gré, ce coeur jusque-là sans désir.
Esclave ou maître, au moins j'entrerais dans ta vie ;
Par mes soins captivée, à mon joug asservie,
Tu ne pourrais me fuir ni me laisser partir ;
Mais je meurs sous tes yeux, loin de ton être intime,
Sans même oser crier, car ce droit du martyr,
Ta douceur impeccable en frustre ta victime.
LES STALACTITES
J’aime les grottes où la torche
Ensanglante une épaisse nuit,
Où l’écho fait de porche en porche
Un grand soupir du moindre bruit.
Les stalactites à la voute
Pendent en pleurs pétrifiés,
Dont l’humidité, goutte à goutte,
Tombe lentement à mes piés.
Il me semble qu’en ces ténèbres
Règne une douloureuse paix;
Et devant ces longs pleurs funèbres
Suspendus sans sécher jamais,
Je pense aux âmes affligées
Où dorment d’anciennes amours :
Toutes les larmes sont figées,
Quelque chose y pleure toujours. (pp. 9-10)
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit,
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt.
(Le vase brisé)
On accorde la gloire plus volontiers aux morts qu'aux vivants ; les morts sont hors concours.
Il y a pour chaque âge un bon usage de la vie, mais on ne le connaît qu'après avoir vécu cet âge.
Le voyage:un adieu qui marche.
Le ridicule est l'arme déloyale de l'habitude contre la nouveauté.
L'habitude est la vitesse acquise de la vie ; prendre une habitude, c'est continuer longtemps involontairement à vouloir.
La galanterie est commerce,l'amour est sacrifice.
L'orateur se contente d'un auditoire très mêlé,le poète recherche une élite, l'amant préfère une personne à toutes, et la solitude sans elle à sa présence au moins disputée.
Ce qu'il y a de touchant dans la maternité, c'est qu'elle fait de la mère une providence,et il est bien rare qu'elle ne comprenne pas son rôle.
Ne nous hâtons pas de dire qu'un homme a le jugement faux quand il ne partage pas l'opinion commune.Il serait plaisant qu'il fût seul à juger vrai. Si l'on songeait que la masse se compose d'individus ,on ferait moins cas du sens commun.
L'honneur d'un homme est un manteau de famille qu'il a soin de tenir propre.Le point d'honneur n'est qu'une question de propreté morale.
Le temps perdu
Si peu d’oeuvres pour tant de fatigue et d’ennui !
De stériles soucis notre journée est pleine :
Leur meute sans pitié nous chasse à perdre haleine,
Nous pousse, nous dévore, et l’heure utile a fui…
« Demain ! J’irai demain voir ce pauvre chez lui,
« Demain je reprendrai ce livre ouvert à peine,
« Demain je te dirai, mon âme, où je te mène,
« Demain je serai juste et fort… pas aujourd’hui. »
Aujourd’hui, que de soins, de pas et de visites !
Oh ! L’implacable essaim des devoirs parasites
Qui pullulent autour de nos tasses de thé !
Ainsi chôment le coeur, la pensée et le livre,
Et, pendant qu’on se tue à différer de vivre,
Le vrai devoir dans l’ombre attend la volonté.
L’ALPHABET
Il gît au fond de quelque armoire,
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon d’histoire,
Mon premier pas vers l’infini.
Toute la genèse y figure ;
Le lion, l’ours et l’éléphant ;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon âme d’enfant.
Sur chaque bête un mot énorme
Et d’un sens toujours inconnu,
Posait l’énigme de sa forme
À mon désespoir ingénu.
Ah ! dans ce long apprentissage
La cause de mes pleurs, c’était
La lettre noire, et non l’image
Où la nature me tentait.
Maintenant j’ai vu la Nature
Et ses splendeurs, j’en ai regret :
Je ressens toujours la torture
De la merveille et du secret,
Car il est un mot que j’ignore
Au beau front de ce sphinx écrit,
J’en épelle la lettre encore
Et n’en saurai jamais l’esprit.
p.124-125
Les Vaines Tendresses
On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours ;
Les autres font leur cabrioles ;
Eux, ils restent au fond des cours.
Les forts les appellent des filles,
Et les malins, des innocents ;
Ils sont doux, ils donnent leurs billes ;
Ils ne seront pas commerçants...
La sincérité, la conscience dans l'exécution consiste pour le poète, comme pour les autres artistes, à n'y pas transiger avec ce qu'il sent. Est-ce à dire qu'il soit condamné à repousser comme non avenue toute idée, toute image suggérée par la rime, dont parfois l'exigence, sans l'induire à violenter sa pensée, en dispose passagèrement? Point du tout; ce sont là des rencontres heureuses, non des trahisons.
Evénement. Fait. — J'entends par un événement un changement ou un groupe déterminé de changements soit simultanés comme par exemple, la croissance de toutes les feuilles d'un même arbre en même temps, soit exclusivement successifs, comme dans le déplacemeni, dans les changements de position d'une pierre lancée.
Fait est synonyme d'événement. En y regardant de très près on pourrait saisir une nuance entre ces deux vocables. L'expression courante : C'est un fait pour signifier qu'une chose alléguée est indéniable, semble indiquer qu'un fait est un événement considéré au point de vue de son existence constatée. Mais cette distinction subtile est sans importance.
Personne n'est plus attaché à un principe vrai ou faux que l'homme ignorant ; incapable de saisir les nuances qui lient le principe à la pratique par des modifications actuellement nécessaires, il plante d'emblée un système au cœur de la vie : or la vie est toute habitude et transaction ; elle est faite de compromis entre nos besoins et nos maximes.
Journal intime, le 6 février 1864.