Suzanne Deriex

Jeanne s'engouffre dans les grands magasins, pour semer les indiscrets. Elle regrette d'avoir peiné Jacqueline, qui est dans sa patrouille aux Petites Ailes. Pourtant, c'était inévitable. Dans la Bible, il est écrit qu'il faut savoir sacrifier sa famille et ses amis.
L'abbé est assis sur le banc de la cour. Il regarde du côté de l'église. La petite s'approche en traînant les pieds et en toussant. Elle ne voudrait pas commettre l'indiscrétion de le surprendre en conversation avec la Sainte Vierge ou avec un de ces personnages puissants que les catholiques nomment « saints ». Le jeune homme se retourne :
— Bonjour, Jeanne.
— Bonjour, monsieur, dit Jeanne, qui s'arrête à deux mètres de lui.
Il voit qu'elle s'est hâtée. Le sang court à fleur de peau dans les joues un peu trop rondes, même pour une petite fille. Autour de front et sur les tempes, la sueur assagit les cheveux crépus. Elle ignore qu'une longue tache grisâtre lui balafre la joue. Elle tient les courroies de son sac de ses deux mains tachées d'encre. Comme elle regarde autour d'elle, il devine sa pensée :
— M. le curé est occupé, mais il va venir tout à l'heure.
Elle acquiesce d'un signe de tête puis demeure plantée devant lui, sur un pied ou sur l'autre, supputant les avantages d'une hiérarchie dont elle ignore les lois. Elle aurait dû se renseigner, auprès de Mercédès par exemple. Si elle remet sa bible à l'abbé, cela revient-il au même que si elle la confie au curé ? Ou bien faut-il compter trois ou quatre abbés pour faire un curé, comme dans ce jeu qu'elle a reçu à Noël dernier, où un cheval vaut deux vaches, chaque vache quatre moutons, chaque mouton deux chèvres, et où l'on reçoit dix poules par chèvre ?
— Ton sac paraît bien lourd !
Elle sourit, contente qu'il lui vienne en aide.
— Ce sont mes livres…
— Veux-tu me les montrer ?
— Justement…
D'un coup d'épaule elle fait glisser la courroie sur son bras gauche. Elle la rattrape de la main droite, ouvre le rabat, plonge ses doigts dans l'ouverture. Elle ramène le livre cartonné de bleu, qu'elle montre sans le lui tendre encore :
— Je vous en avais parlé. Je ne peux pas vous le donner. Je vous le prête. À condition que le curé le lise.
Il la regarde, embarrassé, soucieux de ménager la susceptibilité de l'enfant. Au fond, il n'a pas douté un instant qu'elle viendrait à l'heure dite avec le livre promis. Doit-il préciser ce qu'il en sait, ou l'accepter en feignant l'ignorance ? La petite interprète son hésitation de façon inattendue :
— Vous savez, la Bible a été écrite bien avant saint Thomas d'Aquin.
Et comme il la regarde interloqué, elle s'enquiert mi-inquiète, mi-protectrice .
— Est-ce que vous ne lisez pas Thomas d'Aquin ? Gérard m'a dit que les catholiques en parlaient souvent.
— Qui est Gérard ?
— C'est mon frère. Il me taquine parfois, mais il connaît autant de choses que Louis et il me les explique. Est-ce que, vraiment, vous ne lisez pas Thomas d'Aquin ? Insiste la petite redoutant une nouvelle mystification de son idole.
— Ce n'est pas mon livre de chevet, avoue le jeune homme.
Et comme un bruit de voix parvient du presbytère, il ajoute en se levant :
— J'entends M. le curé. Je vais lui dire que tu es ici.
Jeanne demeure sagement à l'abri de l'arbre. Du pied, elle repousse son sac contre le montant du banc. Elle tient encore sa bible à deux mains. Elle est contente. Elle va pouvoir la remettre au curé. Un curé vaut au moins cinq abbés, décide-t-elle avec enthousiasme. Puis elle prie mentalement : « Merci mon dieu. Merci beaucoup. Fais que je sache dire ce qu'il faut à M. le curé. »
Le timbre d'une voix connue la remplit de stupeur. Elle lève les yeux. Descendant les marches de la cure, traversant la cour, ils ne sont pas un, mais deux. Deux hommes joviaux, le geste généreux l'un comme l'autre. Est-ce possible ou est-ce un de ces rêves dont on s'étonne, à peine réveillé, de n'avoir pas débusqué l'absurdité plus tôt ? À côté de l'uniforme noir flotte une redingote. C'est bien celle du pasteur Groz, avec sa drôle de barbe en pointe, son front chauve, son bon sourire. Il reconnaît l'enfant, partage sa surprise sans soupçonner son embarras :
— Mais c'est ma petite Jeanne. Je ne savais pas que tu avais des amis de ce côté.
Puis, se tournant vers son compagnon :
— Vous avez devant vous la meilleure élève de notre école du dimanche. Allons, je vous laisse.
Sous le regard incrédule de l'enfant, les deux hommes se serrent la main, comme de vielles connaissances. Le pasteur Groz franchit le portail de sa démarche coutumière. Il n'a rien du traître que l'on vient de démasquer.
— Alors, ma petite. Vous vouliez me parler ?
Jeanne rencontre sans ciller deux yeux bruns, petits et vifs. Elle considère le visage inconnu, trop émue pour y déchiffrer autre chose que la rondeur et une étonnante mobilité. Cependant, le jeune abbé voit les rêves de la petite, comme un bouquet de ballons multicolores, tirer sur la corde qui les retient prisonniers. Il faudrait les laisser s'envoler par-dessus le mur de la cour avant qu'ils n'éclatent tous ensemble. Il a un geste gauche pour écarter le bras de son supérieur au moment où celui-ci avance la main vers l'épaule de la fillette :
— Vous savez, mon père, c'est cette enfant qui désirait vous offrir une bible.
Le curé Roussin est encore tout souriant de la conversation qu'il vient d'avoir. Quel excellent homme, ce pasteur Groz ! Tout l'amour du monde et toute la joie sur son visage sans défense. Qu'il connaît bien cette ville aussi, et quelle force de l'avoir pour ami ! Il se penche vers l'enfant :
— Je sais seulement que vous vous appelez Jeanne et que vous n'appartenez pas à notre confession. Expliquez-moi…
La petite saisit la main de l'abbé, elle y enfonce les ongles. Peut-être est-ce sa manière de le prendre à témoin, ou trouve-t-elle en cette main la force de prononcer chaque mot :
— Je voulais vous prêter une Bible. Ça n'a plus de sens à présent. Puisque vous avez un pasteur pour ami, il peut vous en parler mieux que moi. Mais pourquoi ne la lisez-vous pas ensemble ? Et si vous l'avez lue, comment pouvez-vous enseigner le catéchisme à Mercédès ? Et prier la Sainte Vierge à la place de Dieu ? Et laisser des images taillées dans votre église. Pourquoi représentez-vous Jésus sur la croix alors qu'il est ressuscité ? J'expliquerai tout à Mercédès ; je lui achèterai une bible, qu'elle gardera toujours avec elle, et je l'emmènerai quand le cheval blanc sortira de la mer.
L'enfant s'étrangle au dernier mot. Elle lâche la main de l'abbé, plonge sous le banc pour ramasser son cartable, l'empoigne par les courroies sans prendre le temps de la passer à son dos et elle disparaît en courant. Il lui arrive de pleurer devant les membres de sa famille ; devant des inconnus, jamais.