Interview de Sylvie Poulain dans le podcast Double Vie - 5 mai 2021
Les haut-parleurs crépitèrent, emplirent l’espace de claquements, sifflements, de bruits mouillés. Le bruit de l’eau, que tout le monde connaissait. Et soudain, le miracle. Une note plaintive flûta, isolée, modulée, changeante. D’une tessiture plus fine, plus riche et plus juste que le fac-similé électronique qui se mêlait fréquemment à la musique des communautés. Dans l’assistance, les visages s’illuminèrent. Le chant monta, descendit de lents arpèges, crescendo, decrescendo, avant d’être rejoint. Alors, un duo nostalgique peignit pour l’humanité survivante la beauté d’un monde révolu. Enfin les notes décrurent, s’effacèrent dans le lointain d’un autre espace. Mais leur harmonie demeura suspendue dans l’air, avec cette idée lumineuse : les baleines, fragiles titans d’un autre temps, perduraient.
… vous vivez les uns à côté des autres, en vous débattant chacun contre vos blessures ! Vous pourriez vous entraider, mais non ! Vous préférez vous blesser mutuellement pour vous venger de vos souffrances ! Comment faites-vous pour vivre ainsi ?
Une galaxie se déroulait devant lui, animée d’une lente rotation et de pulsations bleues et rouges d’une harmonie absolue. Une sensation de calme et de sécurité coula en lui et il s’abîma dans la contemplation du ballet lumineux qui éclairait les ténèbres. Au bout d’un moment, il réalisa ce que c’était. Un banc de milliers de minuscules calamars luminescents se déployait entre les parois d’une grotte obscure.

L’univers marin était rien moins que silencieux. Beaucoup plus qu’à la grande époque des porte-conteneurs transatlantiques et des pêches miraculeuses, mais le bruit demeurait permanent. Sous l’eau, il portait loin. Frottements des courants sur le roc et du vent sur les vagues, chapelets de bulles de dégazement sur des champs méthanifères ; le martèlement sourd d’une mine éloignée, l’écho brouillé mais mélodieux des balises de communication, et le battement des hélices d’un gros submersible qui descendait la route de Porcupine vers la baie de Biscaye. Puis Ruben basculait un interrupteur et tout cela disparaissait. Il pouvait alors percevoir, plus loin encore, la nage incessante des saumons dans les colonnes d’élevage d’une pêcherie et le glougloutement de l’oxygénation de leur eau, ou le bourdonnement permanent de la communauté la plus proche, Glasmartre, sur le plateau ouest-européen. Des sons connus, reconnus, que l’acousticien avait appris à identifier au fil des ans sans plus avoir besoin de consulter les bases de données à sa disposition.
Un massif rocheux, encore fantomatique, se dessinait à une courte distance. Il prit de la substance et révéla sa base artificielle, un amoncellement de prismes en biobéton enfoncés dans les sédiments. Wolf infléchit leur trajectoire pour remonter le long des flancs du récif artificiel. À mesure que la luminosité augmentait, des éponges apparurent dans les anfractuosités de l’empilement, puis des coraux, des anémones, et enfin les longues chevelures d’algues laminaires en forêts. Le massif reconstitué grouillait de vie. Des poissons colorés naviguaient entre les gorgones et les posidonies, d’autres se dissimulaient au fond de trous d’où ne dépassaient que leur mufle et leurs yeux globuleux. Des crustacés déambulaient sur des replats sédimentaires, parmi les panaches de vers ciliés.
Avait-il bien vécu ? Il finissait seul, avec pour compagnons des penseurs antiques qui avaient arpenté des terres aujourd'hui effacées par l'océan. Leur mémoire avait survécu à deux effondrements civilisationnels. Qui se souviendrait d'un vieux docteur ivrogne ?
A la condition d’une tenue étanche et de mille précautions pour éviter toute contamination, toute interférence avec le milieu naturel, il était possible de monter, quelques minutes, voir les reliefs découpés de l’île, la terre noire couverte d’une herbe grasse, et l’étendue immense de la mer de Weddell où le regard se perdait vers le sud. Sasha conta tout cela. Un moment, les habitants de Hope Station partagèrent le vertige qu’il y avait à contempler le vaste espace du ciel où la seule borne au regard était l’infini, l’éblouissement du soleil dont la tache s’imprimait sur la rétine si l’on essayait de le fixer, et la longue houle verte, couronnée de moutons blancs qui s’effilochaient vers le sud.
Ce soir-là, les maani laissèrent la porte de la prison ouverte et les tambours convièrent tout le monde à la fête de qujavoq. Un feu d’algues à l’odeur prégnante avait été allumé au centre de la grande caverne, sous le plafond scintillant de champignons phosphorescents. Des pieux arqués de couleur ivoire, décorés de gravures, étaient appuyés contre les angles des baraquements : des côtes et mâchoires de baleines, souvenirs précieusement conservés du temps où le Nunavut regorgeait de vie.
- Ils sont le navire et tu es l’ancre. Et toi, tu es comme l’ancre rattachée à son navire : sans eux, tu as coulé.
- Une ancre tordue, lâcha Jihane dans un réflexe défensif contre l’émotion.
- Oui, une ancre abîmée… Je suis trop vieille pour te raconter des mensonges. Une ancre abîmée peut continuer à faire son ouvrage… ou elle peut se coincer dans les rochers et pousser le navire au naufrage. Mais peut-être que cette ancre-ci a le choix.
De près, la communauté abyssale de Providence ressemblait à un oeuf énorme posé sur son flan aplati. La lumière émise devenait d'un blanc rosé lorsque la distance ne filtrait plus les couleurs chaudes. L'arrondi de l'enveloppe empêchait d'appréhender ses dimensions une fois qu'on se trouvait à son pied. Wolf considéra prudemment la surface fluorescente de la muraille hermétique qui le dominait. Il n'y avait pas d'accès visible.