(…) vers seize ou dix-sept ans, comme tous les jeunes gens du bourg, il s'était lui aussi laissé pousser une fine moustache, ce qui à cette époque paraissait tout aussi naturel que de porter une chemise ou de mettre des chaussettes. Mais après vingt-trois mois de service militaire, il s'était habitué à ne plus en avoir, il aurait même pu dire qu'il se préférait sans : pas de perte de temps devant la glace à arranger sa moustache, une fois la lame posée sur le visage, celle-ci disparaissait en même temps que la barbe. Et contrairement à ce que l'on disait, cela n'ajoutait rien à la virilité.
Changer trop souvent de gouvernement favorise l'effondrement d'un pays.
_pourquoi? Parce que la politique change?
_Pas du tout, répondit Can Tecan. C'est parce que chaque nouveau gouvernement constitue sa propre classe aisée et, à force, la proportion de citoyens honnêtes ne cesse de diminuer.
« J’ai dit que je m’appelais Mevlüt Doğan, je n’ai pas dit que je m’appelais Dieu, répondit-il. À quelle solution voulez-vous que je songe ? Cette situation n’a pas débuté durant mon mandat, elle est très ancienne. Et le nombre de ces hommes augmente de jour en jour. C’est la réalité. L’herbe, les arbres, les insectes de toutes sortes, les ours, les loups, les renards, sont tous en voie d’extinction, et plus ces derniers diminuent, plus le nombre de ces hommes augmente. Ils sont visiblement du genre robuste, comme vous et moi » dit-il et il poussa un éclat de rire. Ensuite il s’aperçut que Can Tezcan avait l’air totalement pétrifié. Il ajouta : « Il est toutefois possible de dire que la situation s’est améliorée durant notre mandat. Les mairies déversent les poubelles dans les lieux qu’ils fréquentent, et certaines d’entre elles récupèrent les vieux vêtements pour les déposer au même endroit. Vous voyez que nous ne nous en désintéressons pas.
Can Tezcan, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, regardait le Premier ministre d’un air hébété.
Je me levai et m'adossai à l'une des fenêtres donnant sur le Bosphore. Le lodos soufflait violemment, chaud et humide, sur Istanbul. Je frissonnai à la vue des vagues de la taille d'un homme qui s'abattaient sur le rivage et m'accablaient d'un sentiment de solitude et d'isolement.
Le Barbier fronça à nouveau les sourcils, l’air contrarié, et grommela :
– Ce sont tous des andouilles, que Dieu me pardonne, des triples andouilles, qui pourrait rester le même avec une telle moustache ?
– Elle pourrait aussi changer la façon de marcher ?
– Oui, et aussi la façon de s’asseoir, de se coucher, elle peut même appeler à changer de Dieu !
Il nous suffit de relever un peu la tête et de regarder. Nous sommes entourés de gens de ce genre : les partis, les associations, les bureaux, les universités, les revues, les journaux, tout regorge d'imbéciles malhonnêtes. Des personnes qui jouent de la guitare, mais ne peuvent supporter la poésie.
L'individu en colère a cessé de donner des coups de pied dans la porte sans pour autant s'incliner :
« On ne reste pas tant dans les chiottes ! répondit-il.
Pourquoi pas ? ajouta la voix douce, s'y on doit y rester, on y reste longtemps. C'est homme à l'intérieur, tu crois qu'il y est pour rien ? Il y fait sans doute quelque chose, sinon pourquoi persisterait-il ? S'il n'a pas pu serrer les dents jusqu'à chez lui et s'est enfermé là, en supportant depuis si longtemps de sales odeurs, il doit bien y avoir une raison. Et toi alors, pourquoi tu es là ?
Ma raison est claire.
La sienne n'est-elle pas claire ? Elle l'est aussi ! Ce que chacun fait dans les toilettes est clair : il vient se purger d'une façon ou d'une autre. Laisse-le finir son affaire tranquillement, ce bonhomme ! J'y ai souvent songé : il faut au moins laisser en paix les gens qui sont dans les toilettes. »
Je ne sais pas ce que tu en penses l'ami, mais moi j'ai rarement entendu des paroles aussi justes, surtout depuis que Hamdi est parti d'ici !
Pressentant que je m’y ennuierais à mourir, je m’inquiétais principalement de savoir comment éluder les question stupides des entrepreneurs de tous poils qui ne manqueraient pas de se masser autour de moi et de solliciter mon avis à tout propos, dans le seul but de se prévaloir de notre amitié lors de futures mondanités.
Tu n'as sans doute pas oublié cette sombre période où une oppression effrayante s'est abattue de tous côtés, on ne comprenait plus rien. Cependant, vous qui saviez si bien vous taire en écrivant, vous préfériez la vérité sans dommage à la vérité utile, vous ne la dévoiliez qu'à la fin, vous n'écriviez même pas à cette époque-là ce que vous écrivez aujourd'hui, vous aviez trop peur, vous n'étiez même pas capable d'énoncer les vérités les plus simples, les plus évidentes, les plus anciennes ; les plus braves d'entre vous se contentaient de raconter des secrets de gamin, ou d'employer des allusions acerbes imperceptibles, espérant en tirer gloire une fois que tout serait fini. Pourtant moi, si terrifié par la police, je disais tout, ouvertement. Je résistais avec toute la force de mon crayon face à la terreur, au mensonge et aux dérives.
« À force de voir Cumali aller et venir revêtu des incomparable tenues de Hacarifa, ils eurent l'impression de récolter une part de sa magnificence, du moins éprouvaient-ils une joie plus noble, plus fulgurante. Selon Osman Hoca, cette joie n'était pas autre chose que l'expression confuse d'une nostalgie que chacun éprouverait et qui aurait trait à leur identité commune ou plus exactement à ce qu'ils croyaient être leur identité commune. Les hommes voyaient en Cumali, avec sa moustache, sa haute taille et sa tenue, une représentation, surgissant telle une météorite, de leur tréfonds commun, d'un avenir qu'ils avaient rêvé mirifique. Ainsi, de manière détournée, ils s'associaient à ses qualités extraordinaires, et par le biais de cette communion, ils cherchaient à diminuer le fossé qui les )séparait de lui. » (p. 67)