La chronique de Gérard Collard - Substitutions
Le tableau représentait un homme jeune, grand et séduisant, la tête en arrière, le menton dressé, debout dans une sorte de grande salle en marbre, les mains agrippant les revers de sa veste, le regard empreint d’une arrogance et d’une fierté qui frisaient le mépris. En y regardant de plus près, on découvrait alors toute la virtuosité du peintre. La beauté insolente du sujet ne transparaissait pas dans son regard, plutôt hilare, voire moqueur, comme pour clamer haut et fort que tout cela n’était qu’une imposture.
Tout ce qu’elle avait construit, l’endroit qu’elle considérait comme sûr, avait été violé. Elle ne trouvait pas d’autre mot. Les victimes de cambriolage s’exprimaient de la même façon, mais ce qu’elle avait subi, songea Suzanne, c’était pire. Plus profond et plus cruel encore. Une forme de viol.
Le Rôdeur aimait la promiscuité. C’est ce qui l’émoustillait. Certes il appréciait aussi tous les préliminaires... évidemment. Prendre en filature. Élaborer une stratégie. Faire la cour. Éprouver un plaisir anticipé. Tout cela aboutissait à un résultat final. L’intimité.
Il appliquait ses lectures à sa vie, à sa situation. À cette existence qui lui semblait courte alors qu’elle était longue, même si, la plupart des jours, c’était plutôt l’inverse. Non, pas la plupart des jours. Tous les jours. Et toutes les nuits. Les nuits étaient encore pires que les jours.
Car, chaque nuit, il faisait le même rêve. Lune après lune. Depuis qu’il était arrivé ici, des années plus tôt. Il rêvait de sa mort. Et c’était toujours une lente agonie : le cancer, la sclérose en plaques, le sida ou quelque chose qui y ressemblait. Un mal évolutif et incurable, qui s’emparait de lui petit à petit, transformait son corps en une cage dont il se retrouvait prisonnier.
Racontez à quelqu’un qu’une table est une chaise, racontez-le-lui assez longtemps et assez fort, et il finira par vous croire. C’était ce qui s’était produit avec lui. On lui avait raconté ce qu’il avait fait, on lui en avait exposé les causes et les conséquences. Et bien qu’il ne l’ait pas cru, qu’il se soit battu, qu’il ait opposé ses souvenirs à ceux des autres, ces derniers s’étaient imposés par la force et l’avaient emporté. Il avait fallu des années, mais il avait fini par accepter la parole des autres comme vérité, leur mémoire comme souvenirs, leurs dires comme passé.
Être en relation. L’autre moitié d’un couple. Dans la vie de quelqu’un. C’était ce qui lui plaisait le plus. La plus belle récompense. Du coup, tout le reste en valait la peine.
Des souvenirs horribles, mais rien de bien méchant. Rien sur son enfance. Rien sur son corps. Rien. Et rien valait toujours mieux que des atrocités.
Si les détails lui échappaient, elle se rappelait parfaitement son attitude, son comportement. Déboussolé, c’est le terme qu’elle aurait employé si elle avait dû le décrire en un seul mot. Un garçon déboussolé, perdu dans la grande ville après avoir lâché par inadvertance la main de sa mère. Il ne comprenait ni les événements autour de lui, ni la gravité de sa situation.
Il en gardait des souvenirs confus. La seule chose qu’il savait avec certitude, c’est qu’il était heureux à cette époque. Avant…
Avant que sa vie tourne au cauchemar.
Mais qui disait riche disait heureux. Cela, il le savait, parce qu’on le lui avait dit. Comme il savait que c’était bien d’être heureux.
La prison, c’était quatre murs comme ceux-ci. C’était quelqu’un qui lui donnait trois repas par jour. C’était marcher dans un carré. Des cours et des ateliers. Des livres. C’était vivre dans sa tête. La prison, ce n’était pas ça. La prison n’avait pas une porte qu’il pouvait ouvrir.