Lila aimait la forêt. La forêt ne s'arrêtait pas à la maison. Elle la traversait et l'encerclait, la dérobait aux regards du monde. Parce que les enfants mangeaient sous les arbres, on relevait des éclats verts et chauds sur leurs cheveux et jusque dans les yeux.
Ils te cherchent au mauvais endroit.
Ainsi, découvre-t-elle, pour faire revenir l'enfance, il a suffi que l'un d'entre nous meure.
Oui, au détour de conversations, il avait constaté qu'on renvoyait soudain certains à l'origine de leur nom ou à la couleur de leur peau. Qu'ils ne prétendent pas exprimer un avis personnel, ils parlaient au nom de leur communauté.On les faisait taire ainsi facilement.
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Lui a lu au commissariat les procès-verbaux des auditions de garde à vue des SDF : ces abrutis ont ouvert le crâne de leur " pote " à coups de bouteille pour voir ce qu'il y avait dedans. " Rien que du vent et des voix ", murmure Bianca.
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Il faut reconnaître qu'ils ont presque réussi à se perdre. Le territoire originel est trop ancien, l'emplacement des trous d'eau et des sables mouvants, presque effacé. Et aujourd'hui ces retrouvailles forcées au bord d'une tombe.
On dit que tout le monde transporte son enfance avec soi. Qu'un jour ou l'autre, ça sert, pour traverser la vie. Pourvu qu'on ait des souvenirs auxquels se raccrocher. Quand ça ne va pas, essayer de se rappeler un ou deux bons épisodes. Le jour où ma mère a dit ça. La nuit où mon père a dit ça. Le mieux, quand vraiment ça n'allait pas, aurait été de passer chez ses parents. De se coucher un moment aux creux de son lit d'enfant. On rêverait peut-être d'une autre vie. Sauf qu'il n'y a plus de "chez nous" fixé quelque part ni de gens sur qui compter.
" Bianca, bientôt je ne parlerai plus... écoute! Pour avancer dans cette vie, élis une personne qui n'aura peur ni des regards ni des mots. Ou marche seule. Sois libre!"
C'est un autre monde qui l'accueille, tout végétal. En haut des marches, le perron a disparu sous la treille et l'entrelac des fleurs. Au dessus et devant, le ciel est grand ouvert. Quel espace soudain ! La lumière dégringole vers la forêt, mille oiseaux criaillent. Il y avait une jungle cachée dans son pays et elle l'ignorait ! Dès qu'elle pose son pied dans cette maison, son cœur s'ouvre et palpite. Elle est loin des siens, mais en vie.
Elle a osé lever les yeux vers mon visage. D'une voix grelottante, une larme gelée dans les cils, elle a soufflé des mots d'amour devant le trou béant : "Dans tes yeux, il y a quelqu'un d'autre", a-t-elle encore eu le temps de dire. Rien ne s'est passé, comme dans la réalité. J'ai joui. Après ça, encornée, elle est morte sur le coup. Je n'ai pas voulu piétiner ma mémoire ni dévorer son cœur.