"Comment appeler le long trajet qui le ramenait chez lui, les paupières closes et l'oreille percevant désormais autrement les bavardages ambiants, cet hymne aux convenances, ce chant qui célébrait le travail et la famille, ce consensus sur l'importance des enfants, des écoles, des chances qu'il fallait leur donner? Qui aurait pu ne pas être d'accord? C'était le fondement même de la civilisation .
Alors comment comprendre que tout cela le rendait désormais fou de rage?"
— Des fois, je vois ma vie comme une espèce de toile d’araignée, un immense tissu de besoins, de désirs et de dépendance qui me relient aux autres, tu vois ? Et je me suis toujours dit que plus il y aurait de fils qui m’arrivent ou partent de moi, plus j’aurais d’importance dans le monde. Plus dur ça serait de me remplacer. Les gens qui ont, disons, un million de fils – comme l’instit qui apprend à plein d’élèves à lire, ou je sais pas, moi, un pasteur qui réconforte des enfants malades, enfin ceux qui font ce genre de choses, eh bien, j’ai toujours pensé que c’étaient eux qui comptaient. Ils avaient des millions de fils qui partaient d’eux. Rien à voir avec l’influence, le pouvoir ou rien de tout ça, c’était une question de toile, de réseau, tu comprends ?
— Je pense que oui.
— Mais en fait, c’est pas vraiment ça. La toile se reforme à chaque seconde de chaque jour, elle est constamment en train de se refaire. Elle a rien de statique. Si tu venais à disparaître, d’autres parties seraient alors renforcées. Les fils reconstituent simplement le trou que tu as laissé. Parce que la toile reste là, c’est les fils eux-mêmes, pas les gens, qui comptent.
Il existait plusieurs façons d’être saoul, insistait Larry. Il y avait d’une part cette espèce de bourdonnement qui vous prenait après un verre ou deux lors d’un déjeuner, après quoi vous traversiez la brume pour revenir dans le monde en vous sentant à la fois vide et joyeux ; et de l’autre, ces cuites qui vous transformaient en une loque pleurnicharde, errant seul sur la plage, apitoyé sur votre sort, et vidant l’une après l’autre toutes les mignonnettes dérobées dans le minibar d’un ami. Mais on pouvait aller plus loin : un grand bonheur vous attendait après un mauvais moment à passer – quelques bonnes rasades de téquila, vitres baissées, alors que vous filiez devant les fenêtres éclairées des belles villas de la baie, et alors, vous vous sentiez invincible.