- Vous venez du front, monsieur ?
- Oui, madame.
- C'est du sang, que vous avez là, sur votre manche ?
- Peut-être, je ne sais pas. Du sang, là-bas, il y en a partout.
Les morts, je veux bien les laisser tranquilles, murmura le policier dans sa barbe, je demande même que ça. Mais les assassins, c'est une autre chanson...

Tel un galion fantastique sortant de la nuit, la cathédrale Notre-Dame de Paris se dégageait des brumes de l’aube et présentait au promeneur solitaire les mystères de son architecture frappée en plein par le soleil d’est. Déjà, sur le fleuve en contrebas, des barges déchargeaient leurs marchandises dans le grincement des poulies et les cris des bateliers. L’homme à la silhouette mince enveloppée dans une longue cape de couleur sombre, le visage dissimulé sous un chapeau, se laissa distraire un moment par le spectacle qu’offrait la Seine en ce petit matin d’été. Qui aurait pu croire que, quarante années auparavant, le plus terrible des massacres avait ensanglanté la ville et plongé dans le chaos le royaume qui, miné par les factions, se remettait mal ? L’assassinat récent du roi Henri le Quatrième en était la preuve.Se rappelant soudain sa mission, l’inconnu accéléra le pas. Il avait enfin obtenu un rendez-vous avec un informateur travaillant au palais du Louvre. Il en espérait une moisson de renseignements qui lui permettraient peut-être d’écourter son séjour en France et de retrouver la relative tranquillité de son pays.Il voyait déjà se refléter sur l’eau grise les arches du pont au Change quand son attention fut attirée par le roulement d’un carrosse sur les pavés. Il se retourna. La voiture arrivait vite, menée par un cocher dont une large écharpe masquait les traits. Il eut immédiatement la certitude que cette voiture l’avait suivi. Elle ralentit et, avant même qu’elle fût arrêtée, trois hommes en descendirent. Eux aussi cachaient leurs visages derrière des foulards. Ils sortirent des gourdins de sous leurs longs manteaux. Le promeneur imprudent se mit à courir. Le premier coup le toucha derrière la tête. Il tomba à genoux. Sans un mot, les assaillants se mirent à frapper méthodiquement, on eût dit trois bûcherons s’attaquant à un arbre. Il y eut un craquement d’os. L’inconnu n’était plus qu’un pantin immobile sur lequel les autres s’acharnaient encore. Puis le cocher siffla. Après un dernier coup de massue, les trois hommes de main remontèrent dans le carrosse qui s’éloigna à vive allure. Malgré la violence des coups reçus, la victime releva son visage couvert de sang, distingua dans un brouillard la voiture qui s’éloignait puis tenta de se traîner vers la berge. Chacun de ses gestes était une torture. Une patrouille du guet se dépêchait déjà vers la silhouette qui rampait en laissant derrière elle de longues traînées rouges. Le sergent se pencha sur le blessé.
— Monsieur, monsieur…
Deux chiens passèrent en grondant, qui se disputaient un os humain. Ils se mirent à tourner, l’un poursuivant l’autre, autour de la grande statue représentant un cadavre décharné élevée au milieu du cimetière, singulière évocation de la folie des hommes courant après de hasardeuses fortunes sous le regard impitoyable de la Mort. Perdu dans ses pensées, Mattheus ne se rendit pas compte que le cimetière se vidait avec la tombée de la nuit. Le voyant ainsi seul, deux malandrins avinés vinrent lui chercher querelle. Mattheus n’eut qu’à sortir son épée pour les mettre en fuite. Il commençait à désespérer de revoir Emilia et s’apprêtait à quitter lui aussi ce pourrissoir géant planté au cœur de Paris quand la belle fit enfin son apparition, un ballot sous le bras.
- Dis donc, bec de veau, t'en fais une de ces tronches ! C'est-y que la Grosse Bertha aurait bombardé ton gourbi ?
[...]
- Tu rigoles, mais c'est pas passé loin : y a un pruneau qui est tombé sur l'église Saint-Gervais, près de l'hôtel de ville.
- C'est pour ça que j'y vais jamais, moi, dans les églises : on y attrape du mal !

[...] Il avait encore neigé sur la fin de la nuit, des flocons légers que les rafales tourbillonnantes du vent d'est soulevaient en nuages blancs et qui venaient mourir au pied des arbres. À l'aube, il s'étaient cristallisés et craquaient sous les pas. Un soleil jaune pâle, rasant, illuminait tout un côté des arbres comme une immense lampe artificielle. Gabriel Fontaine soupira et remit en place son cache-nez mangé aux mites. Il préférait les ciels de nuages qui laissaient l'air plus doux, ou les matins de brume, quand l'eau du lac se devinait à peine, juste un peu plus dense et grise que le voile de brouillard. C'était ces jours-là qu'il faisait ses meilleures pêches. Trop de soleil ne valait rien. Sans compter que, si on choisissait mal son coin, on pouvait se faire aligner par un tireur d'élite d'en face. Pourtant, depuis que les deux armées avaient creusé leurs tranchées de chaque côté du lac et qu'on n'avait plus le droit, officiellement, d'y venir, le poisson s'était multiplié. Certaines fois, on eût dit que les tanches et les goujons se bousculaient pour engloutir l'hameçon. Le poisson frétillant à peine décroché et jeté dans le trou d'eau qui lui servait de seau, le poilu avait tout juste le temps de changer l'appât et de lancer sa ligne que, déjà, une autre prise faisait disparaître le petit flotteur. Fontaine faisait bien attention à remballer son attirail avant la fin de la matinée, il y avait souvent des patrouilles sur le coup de midi, et il ne tenait pas à les rencontrer. Il s'était fait prendre, une fois, il s'en était tiré en offrant sa pêche aux gars. Fontaine savait bien que c'était à tout coup prendre des risques : il ne se passait pas une semaine sans qu'un obus mal ajusté ne tombât dans le lac, ou n'explosât sur l'une des deux rives. Ce sacrifice obligé des poissons aux dieux de la guerre n'avait pas d'incidence réelle sur les pêches du soldat qui pestait quand même à chaque fois qu'il découvrait un nouveau cratère sur ce qu'il considérait désormais comme son domaine. Son lieutenant, le jeune Doussac, fermait les yeux et la section se régalait.
- Pourquoi cette panique, Louise ? Je n'ai jamais vu les hommes dans cet état, même au plus fort d'un bombardement.
- Ils ne veulent pas de cette mort -là, mon lieutenant, c'est une torture. Ils n'ont pas peur de prendre une balle dans la tête ou de se faire couper en deux par un obus, mais d'entendre leur mort qui avance, seconde après seconde, sans rien pouvoir faire, c'est au dessus de leurs forces.
Doussac hocha la tête et resta silencieux. Il recracha lentement la fumée de sa cigarette.
- Je pense qu'il arrive toujours un moment où la guerre est au-dessus de nos forces. Et c'est à ce moment-là, précisément, que l'on choisit d'être vainqueur ou vaincu. Regagnez votre poste Louise, et dites aux hommes de ne pas s'affoler.
p 139
-J'ai arrêté la compétition, je ne supporte plus ces gens de la fédération en blazer bleu marine et cravate à rayures qui font régner sur tout ça une ambiance de démocratie soviétique...
- On dit bien : " pratiquer une discipline",
- Vous avez raison : on devrait faire plus attention aux mots.
- Je pense que, dans les tranchées allemandes, nous [les soldats US] serons très efficaces, lança Hubbley avec une pointe de fierté.
- Encore faudra-t-il que vous arriviez jusque-là : vos hommes prennent trop de risques, ils évaluent mal le danger face aux mitrailleuses ennemies.
Hubbley hocha la tête.
- Vous avez quatre ans de guerre derrière vous : nous, nous arrivons.
- Alors bienvenue en enfer !

Quand Célestin entra, Raymond était entrain de terminer un croissant qu’il trempait salement dans une tasse de café, tout en lisant un document étalé devant lui.
- On nous laisse le choix, Célestin. On peut partir, mais on peut aussi rester ici, des flics, il y en a toujours besoin.
Célestin jeta un coup d’œil sur le formulaire officiel, accrocha son chapeau au perroquet et s’assit face à son collègue.
- Moi, je pars.
- T’es dingue. Tu veux aller te faire tuer ?
- Je me sens pas de rester ici, quand les copains seront en première ligne.
Raymond haussa les épaules.
- C’est toi que ça regarde.
- Il n’y a pas que lui que ça regarde.
Les deux inspecteurs se retournèrent vers leur chef, Auxence Minier, un grand gaillard au cou de taureau qui venait d’entrer dans la pièce.
- Si tu pars, Célestin, je perds un de mes meilleurs éléments.
- Merci pour moi ! fit Raymond.
- Toi, Raymond, tu manges trop : tu as du mal à courir.
Il se tourna vers Célestin.
- Alors, c’est sûr ? Tu nous laisses tomber ?
- Je ne suis pas indispensable, patron.
- Sans doute que non, mais ça va pas être drôle, ici. S’il y a le moindre problème de ravitaillement, d’épidémie, de panique … Et je te passe les espions en tous genres, les putes et les escrocs !
- Et la solidarité nationale ?
- Qu’est-ce que tu crois, Louise ? C’est comme d’habitude, chacun pour soi et Dieu pour tous. Tâche de pas t’en prendre une !
Minier esquissa un sourire, envoya une bourrade chaleureuse à son adjoint et quitta le bureau.