Thierry Secretan. Le temps de nous aimer.
Chère petite femme chérie, oui, c'est bien dur d'être séparés comme nous le sommes. Cela est long. Ne te fais pas trop de bile au sujet de notre situation physique. Nous avons pour nous abriter la nuit notre cave profonde. Dans le jour, la pièce dite "le bureau", et à laquelle on a fait des carreaux en planches aux endroits où ils manquaient, est assez fermée ; il y a une cheminée qu'on utilise, et de la sorte nous pouvons nous garer. Il n'y a que lorsque nous allons à la pièce qu'il faut piétiner à travers champs dans une terre terrible tant elle colle aux pieds.
J’ai fait remarquer à Robert que nous partions pour la Somme, et que nous devions nous attendre à tout, donc, dans ces conditions, toute minute qui n’est pas occupée de vous, de lui, de moi, de nos tendresses réciproques, de nos avenirs possibles et de nos angoisses comme de nos espérances présentes, est une minute perdue et que nous sommes coupables de perdre. Je lui ai dit que nous n’avions que le temps de nous aimer et le devoir de le faire...
Victor, 27 septembre 1916
Les boches, pendant que je t'écris, bombardent lentement le fond de la petite vallée que mon poste domine. Ils viennent d'envoyer plusieurs obus qui sont tombés sans éclater. Cà fait toujours plaisir. Le 120 long commence à répondre. On dirait que çà calme les boches. Les sales êtres, je ne les aime pas, et quand je pense que c'est à eux que je dois notre si longue et si dure séparation qui te fait pleurer, je me sens plein d'une haine inexplicable.
Je t'écris de la cave où je suis près de l'appareil. Il fait beau temps et tout va bien. Les boches nous ont un peu bombardés tout à l'heure. Ils nous ont tué un pauvre fantassin, çà c'est moins bon. Papa à été bien content de ton souvenir et je sens qu'il en a été touché. Il t'aime bien, il me le dit souvent et çà me fait du bien au cœur. Vous êtes toi et lui mes deux plus chères affections et le fait de nous bien comprendre les uns et les autres, de nous bien pénétrer tous les trois mutuellement au fond de l'âme est le plus précieux de tous les biens.