Le vol de mon identité n’a pas seulement détruit mon couple. Avec lui, c’est comme si mon dernier lien avec mon entourage d’avant avait été rompu. Pour mes amis et ma famille restés à Nice, la situation est encore abstraite. Ils se font une idée personnelle de l’usurpation d’identité et de ses conséquences.
Devant la grande glace embuée, en révisant à voix haute mes six identités, je repense à Jason Bourne. Qui est-il vraiment ? Qui voit-il lorsqu’il se regarde dans un miroir ? J’ai saturé Basile avec ce personnage. Coffret DVD. Coffret Blu-Ray. Et projection de la trilogie au Grand Rex. Les films suivants sont sans intérêt, mais ont servi de prétexte à revoir les trois premiers. Et si Jason Bourne avait été une femme ? Pourquoi pas ?
Quant à moi c'est Margo. Pas de diminutif, ni de pseudo. Je m'appelle Margo. C'est ce que j'ai répété au village et dans la vallée lorsque je m'y suis installée. C'était si simple. Quelles preuves avaient-ils ? Aucune. Après tout, si je dis m'appeler Margo, c'est sûrement vrai. Petit à petit, ils m'ont reconnue dans les rues. Et ils m'ont accordé leur confiance.
Gagner la confiance d'une adolescente de bientôt 14 ans, c'est une autre paire de manches. Ada s'ouvre un petit peu plus chaque jour. […]
Je ne l'ai jamais vue comme ça. Elle a refait quelques pas vers le bord du promontoire en béton. Pour la première fois, j'ai peur qu'elle saute. Alors j'hésite. Elle a raison. Je dois être honnête avec elle. […]
- Margo n'est pas mon vrai nom.
C'est la première fois que je m'entends le dire à voix haute.
Je ne pourrai pas rentrer en France avant d’avoir arrêté celle qui lui a vendu mon identité. Et les onze autres inconnues qui la lui ont achetée.
Pendant des décennies, le grand banditisme, toujours à l’affût de nouveaux marchés, s’est donné beaucoup de mal à fabriquer de faux papiers. Dans le même temps, les gouvernements se sont efforcés de rendre les documents officiels quasiment infalsifiables. Dès lors, il est devenu plus facile de voler une identité, que d’en créer une. Nouveau marché, nouveaux trafics.

7h56. Il me reste quatre minutes. Malgré l’agitation qui gagne l’établissement tout entier, ma chambre est exceptionnellement calme. Paisible. Comme les eaux du fjord qui subliment le panorama offert par la grande fenêtre au-dessus du lit.
Ma main se crispe autour de la carte d’accès de ma chambre, la 302. J’ai mail aux mâchoires tant j’ai serré les dents cette nuit.
Déjà une heure que Fabian nous a emmenés, Terje et moi, à l’insu de sa mère et de sa demi-sœur. Le trajet en voiture a été court. Seulement six kilomètres séparent la ferme de Roald du Sauda Fjordhotell, dressé sur un promontoire naturel, au sud-ouest du centre-ville. Orienté plein sud, il surplombe la rive nord du Saudafjord.
La boule dans mon ventre n’a jamais été aussi douloureuse. J’ai encore du mal à respirer. Au réveil, j’étais incapable d’avaler quoi que ce soit. Terje a terminé seul son tube de pâté de poisson.
Est-ce que j’ai eu tort de lui faire confiance ? Je me posais déjà la question à l’aube, lorsqu’il a décidé d’abandonner notre voiture de location, ainsi que l’essentiel de nos affaires. L’objectif : éviter d’éveiller les soupçons, et retarder le moment ou Isabel et Elisabeth pourraient prévenir Nae.
En préparant de quoi me changer, j’en ai profité pour emporter le minimum vital : le chargeur de mon téléphone, le minimum vital : le chargeur de mon téléphone, une batterie de secours et quelques documents précieux.
Pourtant, je me sens plus démunie que jamais. Notre stratagème permettra sans doute de leurrer Nae quelques heures. Mais si le drone revenait ? Certes, je suis capable d’identifier son pilote. En aurai-je seulement le temps avant qu’il ne frappe à nouveau ?
Une trentaine de maison tout au plus, coincées dans l’embouchure d’une vallée étroite et verdoyante. Les deux massifs montagneux qui se font face ruissellent de cours d’eau alimentés par les neiges tardives. Ils fusionnent en un torrent scintillant et bruyant, pour se fondre dans le fjord. Notre bateau ralentit et manœuvre aux abords d’un ponton, évoquant presque un immense plongeoir gris, baigné dans les eaux paisibles virant ici du bleu profond au vert émeraude.

Contrat rempli. Mon plateau entièrement consommé et débarrassé, je remonte à l’étage. J’arrive à peine à m’en absenter pour dormir et courir: je suis déjà en manque.
Ce qui a été conçu comme une suite conjugale ressemble depuis mon arrivée à une salle des opérations secrètes. Au centre d’un amoncellement de documents officiels et de courriers administratifs, mon ordinateur portable commence à montrer des signes de faiblesse.
Sur l’écran, ou se superposent plusieurs fenêtres, je la suis à la trace. Au jour le jour. Celle qui m’a volé ma vie, et réduit la mienne à guetter la sienne.
La loi veut qu’il m’incombe de prouver que je suis bien moi.
J’ai toujours cru que ça n’arrivait qu’aux autres. Et puis un matin, je l’ai sentie. Cette impasse. Ces murs qui m’écrasent de toutes parts. Cette asphyxie continue.
J’ai songé à lui laisser définitivement la place. Elle est devenue moi. Je ne suis devenue personne. J’ai très sérieusement pensé à me retirer de la partie pour de bon.
On dit que seuls ceux qui ont vécu la même chose peuvent comprendre. Eh bien, c’est vrai. Malgré nos différences d’âge, d’origines et de parcours de vie, Séverin me comprend.
La cave. Mon dernier sanctuaire. Pas celle où dorment les bouteilles destinées aux clients. La cave de mon père, qu’il tenait lui-même de son grand-père.
Un mélange d’odeurs et de terre humide, de vieilles pierres, et de moût de raisin séché. La terre battue étouffe le son de mes pas. Comme s’il ne fallait pas déranger les précieux flacons, endormis parfois depuis plusieurs décennies.
Je réalise soudain à quel point ma situation est précaire. Je suis une usurpatrice d’identité à la poursuite d’une autre impostrice