Isabelle de l'Imagigraphe présente Un jardin de papier, de Thomas Wharton - Source : Libraires TV
Selon une idée gobée par tout le monde, au fond de chacun de nous se cache une bête sauvage, un animal fantasque et dangereux que la civilisation parvient tout juste à juguler. C’est l’excuse dont se servent les gouvernements pour justifier leur contrôle, prétextant qu’il faut nous régenter à cause de la créature sauvage, du loup intérieur. Rien n’est plus faux. Comme toujours, on retourne la vérité sens dessus dessous. Le monstre, c’est notre enveloppe extérieure qui se promène dans un rêve, oublieuse de sa vraie nature. C’est notre animal intérieur qui nous sauve, conclut-elle en portant une main à sa poitrine.
Vers la fin de la pandémie de COVID-19, beaucoup de gens insistent sur le fait que pendant le silence relatif des périodes de confinement, les oiseaux chantaient différemment. Des chercheurs finissent par confirmer une transformation des appels et des chants d’oiseaux accompagnant la raréfaction des véhicules, des grosses machines et même des êtres humains, tant en zone urbaine que rurale. Que ce soit pour défendre leur territoire ou attirer des partenaires, nombre d’entre eux chantaient plus fort alors que les appels d’autres espèces se faisaient plus doux, car l’absence de bruits d’origine humaine permettait à leur voix de porter plus loin.
La même observation revenait pour toutes les espèces étudiées : pendant le règne du calme, les chants d’oiseaux se faisaient plus beaux, plus inventifs, plus mélodieux.
Je crois que c'est ce jour-là que je l'ai sentie pour la première fois : l'existence, autour de nous, d'un univers entier qui se soucie de notre présence comme d'une guigne.
Avant notre apparition, ce monde leur appartenait. Leurs vies sans annales se déroulaient dans l’urgence, chaque génération anonyme s’éteignant sans avoir jamais connu le poème sans fin de la persistance gravé dans leurs cellules. Plus d’une fois le feu, le gel, la sécheresse et la mort tombée du ciel décimèrent leurs rangs jusqu’au seuil du silence, mais ils survécurent, échappant de justesse au précipice et croissant de plus belle, emplissant les airs, les eaux, les terres. Le temps était un océan nommé maintenant. Cela se passait avant l’histoire, avant l’avenir. Puis nous sommes arrivés. Et nous voici mardi après-midi.
(Incipit)
La conclusion qui s'impose s'avère peu flatteuse pour notre image de soi en tant qu'espèce, mais elle saute aux yeux : les animaux n'ont pas adopté une langue commune pour nous parler, mais pour nous survivre.
Bouge sans arrêt. Ne t'attache à rien. D'une manière ou d'une autre, tout part en fumée. Ou s'abîme sous les vagues. D'ici là, fais ce qu'il faut pour garder la tête hors de l'eau.
Les pouvoirs publics ont tout fait pour empêcher la population de découvrir la vérité sur ce qui s’est passé à River Meadows, déclare le jeune homme. Ils ont appelé ça « zone de réhabilitation environnementale » parce que si on donne un nom à quelque chose et que les gens l’adoptent, ça devient la vérité dans leur esprit. Mais ils ne réhabilitent rien du tout. La seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’est l’entourer d’une clôture ; ils ne savent pas comment réparer ce qu’ils ont détraqué et personne ne veut l’admettre. Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer.

J’ai levé une main pour frotter ma paupière douloureuse. Comme ça me soulageait – ou que ça changeait le mal de place –, j’ai continué. C’est alors que mon doigt a trouvé, senti, vraiment remarqué pour la première fois la dure arête inflexible de l’os qui entourait mon globe oculaire. Mon œil à moi, si vulnérable, niché dedans comme un œuf mollet dans un coquetier en céramique. Après avoir fait et refait le tour des deux orbites, j’ai descendu mon doigt jusqu’à ma mâchoire en passant par la pommette.
Et c’est des deux mains, dans l’obscurité totale, que j’ai fait connaissance avec l’autre figure cachée sous la chair. Celle qui est faite d’os blancs. Qui ne transpire pas, ne rougit pas. Ne prend jamais l’air étonné ou triste, ne révèle jamais ses sentiments sur quoi que ce soit. À supposer qu’elle en éprouve. Celle qui, au mépris de ce que la vie mettait sur son chemin, conservait en permanence la même émotion : un sourire sans lèvres aussi glacé que l’espace intersidéral. Qui était-ce ? Comment aurait-ce pu être moi ? J’ai décidé de baptiser Fille-squelette cette dure à cuire à toute épreuve, cette créature monstrueuse dévoreuse de monstres. Elle était là pendant tout ce temps, à l’intérieur de moi.
Une heure passée à lire est une heure volée au paradis.
Avant notre apparition, ce monde leur appartenait.