La liberté ne peut être défendue que par la liberté.
Quelques heures encore. Enfin, les voici arrivés. Niebuhr fait halte. Persépolis s'étend devant lui comme si la montagne la lui présentait avec ses ruines dans le creux de sa main tendue. Pas un être humain n'erre dans les palais détruits de Xerxès et de Darius, mais à l'ouest, le soleil se couche et teinte de rose d'innombrables et sveltes colonnes, comme si elles se dressaient encore dans les dernières lueurs tremblantes de l'incendie d'Alexandre. Pendant que l'obscurité tombe, Niebuhr fait un premier tour parmi les ruines. Transporté d'enthousiasme, il contemple les colonnes, leurs bases, leurs chapiteaux, les bas-reliefs presque intacts, les murs couverts de signe comme une plage de sable après une migration de bécasseaux. Il est encore hors d'état de tout embrasser, mais il est clair qu'il a devant lui de quoi s'occuper pendant des semaines. Ce n'est que lorsque la nuit est devenue telle qu'il ne peut plus rien distinguer qu'il revient vers son âne, réveille domestique et guide, retourne avec eux vers le village de Merdast, à une heure au sud des ruines. Malgré l'heure tardive, il a la chance de tomber sur des personnes bienveillantes qui lui procurent une chambre dans une petite maison où les rares voyageurs ont l'habitude de loger. Le lit n'a pas de draps, mais cela n'a pas d'importance: cette nuit-là, il dort comme une pierre.
A Smyrne, Forsskal découvre un oiseau dont il n'a encore jamais lu aucune description. Il le baptise Turdus seleucus. Les indigènes lui racontent que le Coran interdit de le tuer, parce qu'il peut dévorer plus de dix mille sauterelles par jour. L'oiseau découvert part Forrskal s'appelle de nos jours Pastor roseus, étourneau rose. Il appartient effectivement aux Turdidés. Sa tête, son cou, ses ailes et la queue sont noirs mais son dos et ses flancs sont roses et il a une petite touffe de plumes à la nuque. Il est exact que le Coran fasse allusion à cet oiseau, et aujourd'hui encore, il est très répandu en Orient, où l'on fait grand cas de lui parce qu'il détruit les sauterelles. Bien des fois, les Orientaux avaient contemplé le petit oiseau empressé de Forsskal, alors qu'il mettait en pièces des insectes que souvent il ne mangeait même pas. On ne tenait pas alors le compte exact de ses victimes pour savoir s'il atteignait dix mille: il y avait tant de choses à cette époque qu'on ne faisait pas. Et de nos jours, on ne contemple plus un étourneau rose...
Les villes ont des palais, ces palais ont des riches, et ces riches ont les problèmes que leur posent chevaux et belles esclaves . Mais dans le désert de l'Arabie, il n'y a point de palais, ni de riches négociants, ni de problème particulier. Dans ce désert, les hommes se lèvent avant le soleil. Il faut utiliser les heures où il fait déjà jour, mais pas encore trop chaud. Dans la demi-obscurité de l'aube, bien avant que le soleil n'apparaisse et n'incendie la journée qui vient, l'Arabe a déjà allumé son feu, s'est accroupi devant lui pour lui dérober un tison qu'il place à même le fourneau de sa pipe, en attendant que bouille l'eau de son café. Une fois le café préparé, il le verse dans de petites tasses qu'il tend à la ronde. Il ne verse qu'une gorgée à la fois. Quand on l'a bue, on tend la tasse pour recevoir une gorgée de plus. C'est la loi de l'hospitalité et elle va de soi : tendre à quelqu'un une tasse pleine à ras bords serait manquer de tact, ce serait lui dire : « Bois vite et va-t'en ! » Tandis qu'au contraire tout se passe dans le calme ; on demeure assis un instant, la tasse vide à la main, puis on la tend pour recevoir une gorgée supplémentaire. Cependant la boule du soleil apparaît, elle colle un instant à l'horizon écrasé, s'en détache dans une secousse. Il ne se passe rien d'autre. Aucun chant d'oiseau ne prélude au jour à son début, aucune couronne de feuillage ne restitue le bruissement du vent. Chaque matin, la voix humaine est le premier et l'unique signe de vie qu'on perçoive dans le grand silence. Tout s'est pour ainsi dire retiré comme une marée afin qu'on puisse mieux contempler sa propre vie. Il n'y a presque rien d'autre qu'elle dans ce lieu. Votre vie s'inscrit dans l'espace autour de vous, elle est votre voix dans le silence, vos traces de pas dans le sable chaud. Ce n'est pas grand- chose, et elle s'effacera bientôt, et on s'en aperçoit ici : nous ne sommes presque rien.
L'histoire est vieille et avare : d'une main, elle tient ferme des millions de destins anonymes, les migrations et les luttes des peuples, l'angoisse des esclaves et les défaites des rois ; de l'autre, elle nous tend un tesson de poterie.
La mort est généreuse, elle ne demande ni l'âge ni le rang, elle accueille tout un chacun, ce que ne fait pas la vie, qui paraît se réserver pour un petit nombre d'élus.
Si le bonheur se trouvait, même dans le pays le plus reculé, même si le voyage ne pouvait avoir lieu sans le plus grand risque et au prix des plus grands sacrifices, alors nous partirions tout de suite, ce serait quand même plus facile que de l'atteindre là où il se trouve vraiment, à l'endroit qui nous est plus proche que le pays le plus proche, et cependant plus lointain que la terre la plus lointaine, parce que cet endroit ne se trouve pas hors de nous, mais en nous-mêmes.
Le 10 juillet, le Gronland appareille de Smyrne et fait voile pour l'île de Tenedos, l'actuelle Bozcaada, où les membres de l'expédition prennent congé du commandant Fisher et abandonnent le vaisseau de ligne danois qui a été leur demeure pendant plus d'une demi-année.
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Les deux professeurs ambitieux et querelleurs ont partagé en fin de compte le même destin. L’un fut tout au long du voyage sans énergie, dépourvu d’esprit d’initiative, manquant d’idées, intéressé seulement par des questions de confort. L’autre a travaillé du matin au soir, s’est passionné pour tout ce qui l’entourait, a découvert des problèmes captivant là où les autres ne voyaient que des vérité de la Palisse, et a su les résoudre. Il a collectionné, catalogué, décrit. Il n’a pas laissé derrière lui un simple journal : ses manuscrits remplissaient sept lourds colis et ses collections au moins vingt grandes caisses. Mais il n’en a pas plus tiré profit que le premier. On a connu la plus grande partie de ses découvertes seulement après que d’autres les eurent refaites et publiées. La mise de chacun est différente mais le résultat est le même : il ne reste rien.
Dans une vieille chanson, une négresse nous raconte :
Si tu as fait des sottises,
Si tu as fait des sottises,
Tu seras châtié.
Si tu as fait des sottises,
Tu verras que tes sottises,
Finiront par causer ta perte.
Je binais la terre derrière ma case,
j'étais comme une jeune volaille,
Qu'on a capturée pour la vendre.
Je n'avais pas brisé de pot de terre,
Je n'avais pas bosselé de plat d'étain,
Cependant, l'on m'a prise et vendue.
On les traitait comme de jeunes volailles. Leurs hommes étaient souples et minces. Hommes et femmes étaient doués d'un heureux caractère. Ils craignaient la précipitation, ne savaient pas se hâter, aimaient les couleurs vives, les tambours bruyants, les lentes décisions. Ils connaissaient les gorges profondes au coeur de la forêt tropicale, où le vacarme des cascades d'eau pulvérisée n'est dominé que par les courts orages de l'après-midi. Ils avaient vu les hippopotames s'accoupler sous la pleine lune. Ils savaient que la bile du crocodile est un poison violent qui agit rapidement. Ils pensaient que la graisse sous la peau de la lionne peut servir d'onguent contre les rhumatismes. Mais ils n'avaient jamais vu la mer, jamais vu une roue, jamais rencontré un homme blanc. Désormais ils se rapprochaient lentement de tout cela. Un par un. Pas à pas. La mer, la roue et l'homme blanc. Derrière eux, les malades qui ne pouvaient plus suivre jalonnaient la route. Des hommes, des femmes et des enfants gisaient à un point ou à un autre de la piste, terrassés par la fièvre des marécages.