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Citation de MegGomar


Prenons un cas concret et totalement français. En 1758,
paraissent les œuvres complètes de Bernard de Fontenelle, un an
après sa mort. On y trouve la pièce Brutus. Problème : cette pièce
a été créée en 1690 et elle a toujours eu pour autrice Catherine
Bernard. Catherine Bernard a été la première femme dramaturge
jouée à la Comédie-Française. Elle est morte en 1712. Comment,
quelques dizaines d’années plus tard, peut-elle avoir déjà disparu
au point qu’on attribue sa pièce à un homme ?
On sait très peu de choses de sa vie, ce qui va bien sûr la
desservir. Elle est sans doute née en 1662, à Rouen, dans une
famille protestante. À l’âge de 17 ans, elle serait montée à Paris et
se serait convertie au catholicisme. Elle publie d’abord des
romans puis des poèmes, des contes (elle est l’autrice du premier
Riquet à la Houppe) et deux tragédies, Laodamie et Brutus, jouées
à la Comédie-Française et qui connaissent de gros succès. Elle
remporte trois fois le prix de poésie de l’Académie française et
trois fois celui de l’académie de Jeux oraux de Toulouse. À
partir de 1691, elle reçoit une pension de Louis XIV. Après 1698,
elle ne publie plus rien. Jamais mariée, sans enfant, elle meurt
dans l’indifférence générale. 1712. Ce qu’elle ne saura jamais,
c’est que ses ennuis ont commencé après...
Exactement en 1730, l’année où Voltaire fait jouer son propre
Brutus. À l’époque, pour être un grand auteur, il faut être un
grand dramaturge. Or, Voltaire est un peu dans la mouise à ce
moment-là, il a des problèmes d’argent, il revient tout juste d’un
exil en Angleterre – c’est le creux de la vague, mais il veut être
immense. Sauf que voilà : des critiques notent de fortes
ressemblances entre son Brutus et celui de Catherine Bernard,
non seulement dans la structure mais également dans les vers.
Pire, certains estiment que la pièce de Voltaire est inférieure à
l’originale. Ces accusations déplaisent fortement à Voltaire, qui
décide de se défendre en attaquant. Il affirme e, de toute façon, ce n’est pas Catherine Bernard qui a écrit Brutus, l’œuvre serait en réalité de Fontenelle – quitte à être accusé de plagiat, mieux vaut être le plagiaire d’un homme
que d’une femme. L’accusation est courante contre celles qui osent écrire. Elle pose une question : pourquoi un homme de lettres du dix-huitième siècle laisserait-il la paternité de son œuvre à une femme ?
Pourquoi, à l’époque, Fontenelle aurait-il accepté de laisser croire
que la pièce était de Catherine Bernard ? Comme le disait Marie-
Anne Barbier, autre femme dramaturge d’alors, dont on trouvait
les pièces trop bien écrites pour être vraiment d’elle : « Comment
les hommes nous céderaient-ils une gloire qui n’est pas à nous,
puisqu’ils nous disputent même celle qui nous appartient ? »
(Pause anecdote : en 1709, Marie-Anne Barbier avait écrit une
pièce intitulée La Mort de César. En 1736, Voltaire écrit une pièce,
La Mort de César, et à cette occasion glisse que celle de Barbier
n’est pas terrible, même si elle a été écrite avec... Fontenelle. Ce
qui était évidemment faux. C’est quand même marrant cette
manie, chez Voltaire, d’attribuer à Fontenelle les pièces écrites et
publiées par des femmes, pièces dont lui-même s’inspire.)
En 1751, quand il rédige la notice de Catherine Bernard pour
son Siècle de Louis XIV, qui fera référence, Voltaire enfonce le
clou en la décrivant comme « auteur de quelques pièces de
théâtre, conjointement avec le célèbre Bernard de Fontenelle, qui
a fait presque tout le Brutus ». Cette affirmation on étayée a
connu une postérité incroyable. Personne n’a jamais trouvé
aucune preuve de lien entre Catherine Bernard et Bernard
de Fontenelle. Fontenelle a certes écrit un article élogieux sur son
travail, comme la plupart des critiques de l’époque. Ils ont sans
doute dû se croiser, mais en réalité on ne sait même pas s’ils se
connaissaient.
Après la mort de Bernard de Fontenelle, un de ses biographes
a pourtant qu’il lui a avoué avoir écrit les œuvres de
Catherine Bernard. Enfin, toutes celles ui traitent de sujets
« virils ». La pièce Laodamie par exemple, qui s’intéresse aux
problèmes de la souveraineté féminine, n’a étrangement jamais
été attribuée à un homme.
Ensuite, ils sont tous passés en mode impro. De très chère amie de Bernard de Fontenelle, Catherine Bernard est carrément
devenue sa cousine. Au dix-neuvième siècle, dans un dictionnaire, on
trouve : « Les liens de l’amitié, plus encore que ceux du sang, lui
attachaient Fontenelle, et il contribua par ses conseils au succès
de sa fortune littéraire ; mais l’intérêt qu’il prenait à ses ouvrages,
t présumer qu’il y avait beaucoup de part. »
Longtemps, la fiche Wikipedia de Catherine Bernard énonçait : : « Née dans une famille protestante, cette nièce de
Pierre et Thomas Corneille et cousine de Fontenelle... » Comme
Bernard de Fontenelle était le neveu de Corneille et qu’on avait
décidé que Catherine Bernard était sa cousine, allez hop, elle
était aussi la nièce de Corneille. Comprendre : c’est une autrice
mineure qui a eu la chance que ses liens de sang lui permettent
de bénéficier d'une certaine fortune. Ainsi, sur le site de la BNF, où l’on présente Brutus : « Auteur
du texte : Catherine Bernard et Bernard de Fontenelle. »
J’ai regardé attentivement cette édition, et nulle part
n’apparaît le nom de Fontenelle, dont on ne sait pas, par
conséquent, ce qu’il fait dans la notice... Et sur sa che auteur
BNF, on a enlevé Fontenelle mais on a conservé Corneille :
« Romancière, dramaturge et poète. Nièce de Corneille. » Là
encore, rien ne le prouve ou même simplement le laisse penser.
« Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. »
On aboutit à une situation absurde où, si l’on ne peut pas prouver que Bernard de Fontenelle n’a pas écrit Brutus, alors le doute est
permis. Peu importe que l’on n’ait absolument aucune preuve de
l’inverse. La précaution réside maintenant dans le fait de dire
que Fontenelle, un homme, bien sûr, est son coauteur.
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