Tom Prideaux

Dans la réalité, Delacroix et Ingres avaient beaucoup en commun. …
Alors que tous les deux croyaient fermement à la valeur absolue de l'emploi de la ligne, ils différaient radicalement sur sa valeur par rapport à la couleur . « Le dessin est la première des vertus pour un peintre », déclara un jour Ingres à un élève. « Il est tout ; une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte. » Delacroix, de son côté, accordait à la couleur au moins autant d'importance qu'à la ligne … « la couleur diverse, amoureusement unie à la pensée, se transfigurant du tout au tout selon la nature du sujet traité. » Pareilles idées étaient aux antipodes de celles d'Ingres, comme s'il avait craint que la couleur, par sa liberté et sa spontanéité, pût envahir la toile et en ravager l'ordre et la précision.
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Un élève d'Ingres eut une fois la témérité de lui demander ce qu'il pensait vraiment de Delacroix. « C'est un homme de génie » fut sa réponse, « mais ne m'en parlez pas ». Coïncidence singulière, comme on interrogeait Delacroix sur Ingres, il disait : « C'est un homme de talent, mais ne m'en parlez pas ». Les deux grands ennemis se rencontraient rarement ; ce ne fut que bien plus tard que l'âpreté de l'un envers l'autre parut s'estomper.

Delacroix prenait un tel plaisir à entendre jouer Chopin qu'il fit installer dans son atelier un piano Pleyel -les meilleurs de France- pour que Chopin pût entrer en jouer toutes les fois qu'il en aurait envie. Que Delacroix, qui d'habitude détestait les visites, ait encouragé pareille chose constitue un nouvel exemple de l'attachement qu'il portait à son ami.
George Sand décida de faire transporter le piano dans son propre appartement, rue Pigalle. Delacroix la persuada, auparavant, de poser pour un double portrait, Chopin au clavier, elle l'observant religieusement.
Le tableau devait subir un curieux destin : quelques années plus tard il fut coupé en deux, peut-être pour régler un différend entre les héritiers de l'ami à qui Delacroix l'avait légué. La moitié qui représente Chopin se trouve maintenant au Louvre ; celle où l'on voit George Sand fait partie d'une collection privée.

(Le bénéficiaire serait Constant Dutilleux, ami et exécuteur testamentaire. Mais qui a découpé cette toile semble être resté un mystère).

Mérimée et Stendhal étaient les deux autres écrivains avec qui Delacroix aimait souvent à se divertir -tous trois intellectuellement s'entendaient bien. Prosper Mérimée était l'essayiste, l'archéologue et le conteur dont la Carmen allait devenir le plus populaire de tous les opéras. Stendhal, l'auteur de Le Rouge et le Noir, agaça d'abord Delacroix en se Vantant d'avoir connu Napoléon et Byron : « Ce Stendhal est grossier, » écrivit-il à l'époque dans son journal, « Arrogant quand il a raison, et souvent il n'a pas le sens commun. » Mais, bientôt, son opinion changea ; il apprit à apprécier Stendhal avec lucidité : « Je le regarde comme l'écrivain qui a peut-être le plus de cachet avec le meilleur français qu'il soit possible de parler. » Stendhal, de son côté, reconnut le talent du peintre, son ami. Il le qualifia d' "élève de Tintoret » en témoignage de la parenté de Delacroix avec le grand maître vénitien par son goût passionné pour l'opulence de la couleur et de la forme.

Delacroix n'eut jamais de convictions religieuses bien arrêtées. Il croyait que « Dieu est en nous », mais ses idées spirituelles se approchaient bien plus de la morale de Marc Aurèle que des dogmes de l’Église Et pourtant, en 1844, il peignit une Piéta qui constitue un témoignage émouvant et intense de la foi chrétienne. ...
On ne pouvait réagir avec tiédeur à la Piéta de Delacroix : les critiques montrèrent de la passion dans le blâme comme dans la louange. …

« Lui seul, peut-être, dans notre siècle incrédule, a conçu des tableaux de religion qui n'étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants, ni mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous ces philosophes de l'art qui font de la religion une science d'archaïsme... Allez voir cette Piéta où la majestueuse Reine des Douleurs tient les deux bras étendus horizontalement dans un accès de désespoir, une attaque de nerfs maternelle... Ce chef-d’œuvre laisse dans l'esprit un sillon profond de mélancolie ».

L'auteur de ce commentaire était Charles Baudelaire, qui n'avait que 22 ans au moment où il l'écrivait. Nouveau venu dans la mêlée du Paris intellectuel, il devait bientôt prouver qu'il pouvait s'y tailler mieux qu'une autre une place de choix. Celui qui devait devenir l'un des plus grands poètes français avait décidé de commencer sa carrière littéraire comme critique. Il avait un don étonnant pour déceler les talents dont il trouvait que, comme le sien, ils étaient insuffisamment appréciés. Il révéla les œuvres d'Edgar Allan Poe en Europe et fut l'un des premiers Français à défendre la musique de Richard Wagner. Il prenait fait et cause non seulement pour les disparus qui lui semblaient médiocrement appréciés, tels Bruegel et Goya, mais aussi pour les nouveaux venus comme Daumier et Manet. Delacroix était cependant son héros, un héros qui ne le déçut jamais.