L'Importance d'être un esthète
La figure de Tom Stoppard est incontournable dans le paysage dramatique britannique. Né en Tchécoslovaquie, il émigre en Angleterre après la Seconde Guerre Mondiale, prenant le nom de son beau-père. Après un début de carrière dans le journalisme, il se lance dans l’écriture de pièces de théâtre, mais aussi de scenarii pour le cinéma. Il participe ainsi à celui de Brazil, de Terry Gilliam, Empire du soleil de Steven Spielberg ou Shakespeare in Love, qui lui vaudra un Oscar. En 1997, sa pièce The invention of love, récemment traduite en français, retrace de façon détournée la vie d’Alfred Edward Housman, philologue et poète britannique contemporain d’Oscar Wilde. Ce dernier figure également dans l’ouvrage, en compagnie d’autres figures de la période victorienne, tel l’auteur Jerome K. Jerome, l’essayiste Walter Pater ou bien l’homme politique Henry Du Pré Labouchère. Celui-ci est d’ailleurs sinistrement connu pour être à l’origine de l'amendement Labouchère, qui pénalise en 1885 toute relation homosexuelle au Royaume-Uni.
Le début
À 77 ans, Alfred Edward Housman, surnommé AEH, attend sur les rives du Styx la barque de Charon, qui vient vers lui et lui demande de s’enchaîner. Après sa mort, les amis d’AEH ont dispersé ses cendres dans les plaines du Shropshire, comté anglais dans lequel l’auteur avait fait évoluer le personnage de son premier recueil de poèmes, Un gars du Shropshire. Charon lui dit qu’ils attendent une autre personne, puisqu’il doit embarquer un poète et un philologue. Or, AEH lui fait remarquer qu’il s’agit sans aucun doute de la même personne, à savoir lui-même. Il lui raconte qu’il a été durant vingt-cinq ans professeur de latin à l’université de Cambridge, et qu’il aimerait revoir un ancien professeur, mort depuis. Cela étonne Charon, qui est plus habitué à ce qu’on lui demande de rencontrer Hélène de Troie, et il prévient AEH qu’ils vont croiser un chien à trois têtes. Puis trois hommes apparaissent sur un bateau, en compagnie d’un petit chien.
Analyse
Un des sujets principaux de L’invention de l’amour est l’esthétisme, courant artistique né en Angleterre dans les années 1860. Influencé par l’école romantique allemande, ceux qui plus tard feront des émules parmi les chantres du décadentisme se réclament des écrits de Walter Pater. Il a d’ailleurs enseigné à Oxford, ayant pour élève Oscar Wilde, qui inspira, selon d’aucuns, au personnage principal de la pièce, A.E. Housman, un certain poème qui fut écrit durant le procès de l’auteur de L’importance d’être constant. L’œuvre de Tom Stoppard se permet ainsi de croiser ces divers personnages, et bien d’autres encore, créant des liens et des correspondances autour des figures de l’ère victorienne. L’idée de l’amour y est débattue, de l’idéal et des valeurs essentielles qui élèvent l’âme humaine. Housman, au seuil de la mort, se remémore certains des événements qui l’ont marqué, et les rencontres qu’il a pu faire, en particulier quand il était adolescent.
Car de la beauté il est beaucoup question dans L’invention de l’amour, en particulier de celle du jeune Moses Jackson. Cet étudiant d’Oxford, athlétique et bien fait de sa personne, a noué une forte amitié avec Housman, qui l’aimait secrètement. Si d’esthétisme il est question, c’est ainsi en grande partie en référence aux idéaux de la Grèce antique, à laquelle il est souvent fait allusion. On discute des échanges qu’ont pu entretenir les philosophes avec leurs élèves, et de la façon dont les relations entre personnes de même sexe n’étaient alors pas du tout considérées comme répréhensibles. Tom Stoppard évoque tout aussi bien le fameux Bataillon sacré, corps d'élite de l'armée de Thèbes, formé par 150 couples d’amants, que les duos composés d’Achille et de Patrocle, du poète Horace et du jeune Ligurinus, des rois Thésée et Pirithoüs. Le point commun, on le voit bien vite arriver, est celui de l’homosexualité, et de la façon dont elle est perçue selon les périodes.
De façon très académique, et parfois un peu pédante, L’invention de l’amour se fait ainsi le défenseur de la liberté d’aimer. Il prend ainsi contre-exemple sur l’amendement Labouchere, qui a fait reconnaître Oscar Wilde coupable, tout comme Alan Turing bien des années plus tard. Au passage, son abrogation définitive n’interviendra qu’en 2003, après diverses reformulations. Mais la pièce de théâtre prône surtout la liberté de ton, à la fois politique, mais aussi artistique. Ainsi l’œuvre en elle-même se permet-elle diverses digressions, pas toujours aussi heureuses les unes que les autres, et n’hésite pas à mélanger passé, présent imaginaire et futur potentiel. Si tant est que le lecteur ait la fibre académique, il apprendra beaucoup d’éléments sur la fin du XIXe siècle, les nombreuses notes de fin d’ouvrage apportant une multitude d’éléments de contexte, qui parfois perturbent la lecture mais attestent de la qualité de la traduction et de la rigueur de l’exercice littéraire.
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