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Citation de Partemps


Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.

4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.

Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique

La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
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