Dans ce roman haletant et débordant d'une énergie vitale, Chika Unigwe raconte avec verve, grâce et passion la trajectoire de ses héroïnes malmenées par la vie, mais bien décidées à prendre leur avenir en main. Elle livre ainsi un regard rare sur la migration au féminin, le prix du déracinement et la brutalité du rêve occidental.
« Fata Morgana » de Chika Unigwe
Traduit de l'anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle
Le monde était exactement telle qu'il devait être. Ni plus, ni moins surtout. Elle possédait l'amour d'un homme bien. Une maison. Et de l'argent à elle – tout frais tout neuf, d'un vert absolument radieux – le seul faite d'y penser la ragaillardit et, sous l'effet d'une bouffée d'excitation, elle se mit à fredonner.
Dans une maison de la rue baptisée Zwartezusterstraat, les femmes auxquelles pensait Sisi – Ama, Joyce et Efe – étaient à cet instant précis en train de se préparer pour le travail, multipliant les allées et venues précipitées dans la salle de bains dont les murs peinaient à contenir leurs espérances : pourvu que ça marche pour elles ce soir ; qu’il y ait des hommes à la pelle ; qu’ils ne soient pas trop exigeants. Et surtout, surtout, qu’ils soient généreux.
Les trois femmes ne sont pas certaines de ce qu’elles représentent l’une pour l’autre. Réunies par le sort et par un homme tonitruant nommé Dele, elles sont liées par une sorte d’amitié diffuse. À l’aise avec le peu qu’elles savent les unes des autres, elles ne posent pas de question sans y être invitées, partagent des rires sincères et de la musique dans leur salon, se jouant de la vie qui leur a appris à exploiter l’atout que Dieu leur a coincé entre les jambes. Elles décortiquent les hommes qui viennent les voir (les hommes qui passent des heures à s’agiter sur ou sous elles, à malmener, tripoter et agripper leurs fesses brunes pour finir – la plupart du temps – par se servir de leurs doigts pour y enfoncer leur propre chair pâle) et les dénigrent bruyamment. Et désormais, avec la nouvelle qu’elles viennent d’apprendre, les voilà liées par quelque chose de si définitif qu’elles ont peur d’en parler. C’est comme si en tournant autour du pot, en esquivant le sujet, elles pouvait faire comme si ça n'était jamais arrivé.
Pourtant, Sisi occupe leurs pensées
Efe s’approcha d’elles d’un pas chancelant, se plaignant d’avoir mal à la plante des pieds à force de danser. Elle n’aurait pas dû mettre des talons aussi hauts.
« Mais tu portes toujours des talons hauts ! Tu te plains aujourd’hui, mais tu les remettras demain, la taquina Sisi.
– Avec ma taille là, si je porte pas des talons, je vais paraître comme point final par terre ! »
Efe n’était pas si petite que ça. En tout cas, pas beaucoup plus que Sisi, qui se considérait comme « de taille moyenne ». (La « moyenne » se traduisait sur son passeport par un mètre soixante-quatorze.) Mais c’était la moins grande des quatre, et cela lui donnait des complexes.
« Tu n’es pas petite, Efe. C’est juste que tu aimes tes talons hauts ! »
Les talons hauts et les perruques étaient la marque de fabrique d’Efe. Ama la surnommait l’Imelda Marcos des perruques
Les bijoux en or, la maison pour ses parents, la belle voiture. Si tout ce qu’il fallait, c’était de la persévérance, alors elle en avait. d’ici quelques mois, elle découvrirait que la persévérance ne suffisait pas toujours, que cette vie exigeait une forme de résilience qu’elle ne possédait pas.
Dehors, le chien d’un voisin aboie. Son propriétaire lui dit de se calmer, il est bientôt prêt pour leur promenade. Les dames dorment peut-être encore, dit-il. Chut.
Mais les dames ne dorment pas. À l’intérieur, Efe, Ama et Joyce sont rassemblées dans une pièce peinte de langues de feu. Elles sont assises sur un long canapé, dont le revêtement noir s’est défraîchi avec le temps tandis que la structure elle-même cède presque sous leur poids cumulé. Le mur contre lequel il est placé est un peu frais, et quand elles s’appuient contre le dossier elles sentent le froid dans leur cou. Elles ne parlent presque pas, un profond silence les ensevelit comme un tombeau et remplit la pièce au point de ne laisser de place à pratiquement rien d’autre. Le silence est une énorme éponge qui absorbe l’air...
« Comment t’as fait ton compte pour cramer le riz, Sisi ? Pas moyen de ravoir cette foutue casserole !
– Je comprends pas ce que t’as, Ama, et laisse-moi en dehors de ça. Je sais pas qui t’envoie mais fais comme si tu m’avais pas vue, par pitié. » Elle balança le torchon dont elle s’était servie sur son épaule et leva les mains en signe de reddition. « J’ai pas envie de me battre abeg.
– Va te faire voir. Allez dégage, t’as qu’à aller faire une de tes grandes balades ! » La voix d’Ama était une tempête sur le point d’éclater.
Sisi avança d’un pas vers Ama et allait dire quelque chose quand Efe intervint : « Les filles, les filles, c’est une magnifique journée. Faut pas la gâcher ! Make una no ruin am ! » Elle espérait qu’il ne pleuvrait pas ce jour-là.
Alors, quand elle reçut la proposition qu’elle reçut, elle était déterminée à prendre sa revanche sur l’existence, à l’attraper par les chevilles pour lui rire au nez. Il était hors de question de refuser.
Sisi travaillait dur à l’école, consciente des espoirs que son père plaçait en elle : elle aurait un bon poste, une fois diplômée de l’université de Lagos. Elle avait imaginé que ses quatre années d’études en finance et gestion d’entreprise la conduiraient, assez logiquement, à un emploi dans une banque : une de ces nouvelles agences qui pullulaient à Lagos, telle une colonie de palmiers. Peut-être même qu’on lui donnerait une voiture de fonction avec chauffeur, avait dit son père.
Chantonnant tout bas, savourant l’idée de ce nouveau départ, elle songea à tous les changements dans sa vie : Luc. De l’argent. Une maison. Elle était déjà en train de devenir une autre. De se métamorphoser. Souvenir de ce terme appris en cours de biologie, il y a bien longtemps. Muer, se défaire d’une vie qui ne lui convenait plus.
Ce qu’elle ne savait pas, ce qu’elle allait découvrir dans quelques heures à peine, c’était à quel point la transition se révélerait absolue.