Meno savait qu'il abordait une mission difficile. Schiffner n'aimait pas ces conversations avec ses auteurs et c'est lui, son lecteur, qu'il envoyait en première ligne. Meno estimait - il en avit déjà parlé une fois avec Schiffner, sans obtenir d'autre résultat qu'une crise de rage de son directeur, qui lui fit penser à un accès de mauvaise conscience - qu'il y avait quelque chose de déloyal, peut-être même d'obscène dans ces entretiens. On indiquait à l'auteur quels passages feraient selon toute vraisemblance obstacle et on le laissait ensuite décider si et dans quelle mesure il était disposé à la censure, c'est-à-dire à l'auto-censure. Certains disaient qu'il s'agissait d'un procédé honnête ; mais à l'humiliation due au fait que l'on n'imprimait pas les textes tels qu'ils étaient s'ajoutait celle née de ce qu'on laissait à l'auteur le soin de les tuer lui-même par étapes successives. Il ne restait plus alors aucune possibilité de se défendre contre certains reproches ; l'auteur n'avait-il pas donné lui-même à son texte la forme dans lequel il paraissait ? Cette pratique était monnaie courante dans toutes les maisons d'édition ; mais Meno avait des serrements de coeur lorsqu'il s'y adonnait et éprouvait alors de la compassion pour ses auteurs - et ce n'était pas seulement parce qu'il en était un lui-même.