Enfant, gardant les chèvres à l’alpage, Sara cherchait du regard au-delà de la plaine, dans la brume, ce fin trait d’un bleu sombre soulignant l’horizon.
– C’est la mer, lui avait dit Simon, son père.
– Un jour j’irai là-bas, avait-elle répondu.
Simon connaissait bien sa fille, il savait qu’il ne saurait l’empêcher de partir. On ne peut dans sa main garder l’oiseau qui bat des ailes.
Voici que ce jour était venu, le jour du grand périple.
Agathe ferma les paupières, un peu étourdie par tout ce qu’elle venait d’entendre. Comment croire à ces histoires de gardiens de rêves, de bonnes sorcières, de serviteurs de la forêt que personne n’avait jamais vus, de temps qui passait différemment dans un monde ou dans l’autre, et plus encore de l’existence de ce monde parallèle. Tout ce qu’elle apprenait à l’école, dans les livres, avec ses parents, si savants l’un et l’autre, tout cela lui disait qu’elle allait se réveiller d’un instant à l’autre. Un rêve, voilà ce que c’était ! Comme tout cela était étrange. Elle prit une profonde inspiration, rouvrit les yeux et annonça :
– Bon, si c’est un rêve, autant voir où il me mène. Après tout Alice a bien suivi le lapin blanc, et si c’est vrai, je m’en voudrais de rater une pareille aventure. En avant !
Départ
C’est une tradition qu’un enfant, aux alpages, en gardant le troupeau, coupe une branche au charme, au noyer, à l’ormeau, pour s’en faire un bâton. Ce sera dans sa vie un compagnon fidèle, tout autant une canne servant aux longues marches, que son arme à la joute, ou encore au combat. Lorsqu’elle était petite, Sara a reçu de son oncle un canif, à la pointe duquel elle a creusé le bois. Dans le cours du torrent, elle a puisé du sable pour frotter le bâton afin de le polir, de la cire du rucher, l’a longuement enduit, tant pour le protéger que pour lui apporter ce brillant qu’aujourd’hui elle admire.
Avril 1972, Paris.
« Changement de propriétaire » indiquait l’affichette apposée sur la vitrine du bar-tabac Le Select. Lucienne jeta un coup d’œil, intriguée et ressentit comme une légère crainte. Le Select, c’était son havre de paix, il ne faudrait pas qu’on aille lui changer ses petites habitudes. Depuis plus de vingt ans, elle arpentait la rue Blondel et venait boire son petit blanc limé, assise à sa place favorite, une petite table ronde, au fond, près de la vitrine. De là elle observait les passants d’un œil distrait, le temps d’une pause, avant de retourner au turbin. La clochette tinta quand elle ouvrit la porte. L’épais nuage de fumée lui piqua les yeux. Les éternels habitués, accoudés au zinc, buvaient leur petit noir, la clope au bec.
Edmond n'aimait pas son prénom. Edmond n'aimait pas les parents qui lui avait donné, ce prénom. Edmond n'avait pas trop aimé non plus l'école et ne s'y était pas fait beaucoup d'amis, quelques camarades, des copains tout au plus. Edmond ne savait pas ce qu'il voulait faire de sa vie. En fait, Edmond ne s'aimait pas trop non plus lui-même.
Depuis le couteau dans la cuisine, elle regardait sa vie s'écouler comme si c'était un film de cinéma. Elle aimait bien le cinéma, voir vivre les autres puisqu'il ne lui était pas permis, à elle, de vivre sa vie.