Interview de :
Yves Gauthier
pour son livre : Gaston l'impossible retour
paru le 30 mars 2023
aux Editions Paulsen
Interview réalisé à Chamonix par TVMOUNTAIN
Résumé du livre :
Un témoignage rare sur la vie en Ukraine après la Seconde Guerre mondiale.
Gaston est un enfant des Batignolles. Un titi parisien à l'accent d'Arletty qui a connu la guerre, puis le travail obligatoire en Allemagne où il rencontre Louba. Amoureux, il l'épouse et la suit en Ukraine à la fin de 1945. Nous sommes en URSS, Gaston a vingt-cinq ans et le rideau de fer retombe sur lui. Privé de sa nationalité française, sans droit de retour, assigné à la citoyenneté soviétique, Gaston Thivet devient Gaston Charlovitch.
Les misères et les espoirs de l'après-guerre dans le secret et l'intimité d'une ville de province soviétique
La vie extraordinaire d'un homme ordinaire. C'est un destin digne d'un roman d'Alexandre Dumas, que raconte Yves Gauthier dans un texte tendre et bouleversant.
Bio de l'auteur :
Né à Poitiers en 1960, Yves Gauthier, diplômé de russe, entreprend de découvrir l'Union soviétique. Il y restera plus de vingt ans. Il a signé plusieurs dizaines de traductions du russe dont Ermites dans la taïga de Vassili Peskov. Il est aussi l'auteur d'une dizaine d'ouvrages inspirés par la Russie, dont L'Exploration de la Sibérie (1996, avec Antoine Garcia, prix François Millepierres de l'Académie française), le Centaure de l'Arctique (2001) et Souvenez-vous du gelé, un grognard prisonnier des Russes (2017).
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Akoulina Karpovna ne possédait rien de tout cela, mais elle avait, en revanche, de l'écorce de bouleau et du jus de chèvrefeuille. Trempez-y une tige bien taillée et vous pourrez tracer sur le côté jaune de l'écorce de pâles lettres bleues.
En détail Agafia nous a parlé de serpents aperçus dans le potager, et de toute une nichée au bord de l'eau.
-Tu l'as eu au bâton, le serpent ? a demandé Erofeï en sortant de sa somnolence. Et Dieu, qu'en dit-il des serpents ?
Dieu avait tout prévu. Agafia a ouvert un infolio qui sentait la vieille isba pour nous lire à voix haute :
_ " Je vous donne le pouvoir d'écraser le serpent et le scorpion et toute force hostile".
_ Et alors, as-tu écouté Dieu ?
_J'ai eu pitié. Car la vie est douce à toute créature.
Les hommes? Les jeunes Lykov ne les connaissaient que par les récits et le souvenir de leurs aînés. Ils appelaient " siècle" toute cette vie à laquelle ils n'avaient jamais pris part. " Ce siècle
est plein de tentations, de péchés, d'outrages à Dieu. Il faut fuir et craindre les hommes "
Voilà ce qu'on leur enseignait.
"Qui s'apprête à mourir doit semer le blé", répéta-t-il plusieurs fois, comme pour prévenir la question : à quoi bon bâtir à quatre-vingts ans passés ?
Au moment de leur rencontre avec les géologues la famille était si éreintée par la lutte pour l'existence qu'elle n'eut plus le courage de fuir, préférant accepter le destin...
Comme par le passé, il y a beaucoup de choses qu'elle refuse : elle ne mange que son propre pain, pas de saucisson, ni de conserves, ni d'huile en bouteille, ni de poisson nettoyé. Pas de confitures, pas de bonbons, pas de thé, pas de sucre. Pour cette raison nous avons transvasé les flocons d'avoine dans un tissu frais et mis le miel dans un seau d'écorce. Notre "pupille" accepte les cadeaux avec gratitude - "Dieu vous garde" - mais avec dignité, sans obséquiosité. Il est très rare qu'elle réclame quelque chose.

La télévision. Elle est entrée chez les géologues l'an passé et l'on imagine avec quelle impatience on attendait la prochaine visite à la base du vieux et de sa fille. "Le spectacle était double, se souvient Erofeï. Pour les Lykov, c'était la télévision; pour tous les autres c'étaient les Lykov devant la télévision". Ils s'intéressaient à tout : un train qui passe, des moissonneuses-batteuses dans un champ, les gens dans la rue ("Seigneur, qu'ils sont nombreux ! Comme un nuage de moustiques !"), de grands immeubles, un navire. Le cœur d'Agafia chavira à l'image d'un cheval. "Un cheval ! Petit papa, un cheval !" Elle n'en avait jamais vu et ne les imaginait que par les récits. Le vieux fut épaté par un hydroglisseur. "Comme c'est bien ! En voilà une barque!" En voyant sur une scène un ensemble amateur de vieilles danseuses cosaques du Kouban, Karp s'indigna :"Ah ! Les pécheresses ! Voilà qu'elles dansent quand il faut prier !" Des boxeurs en lice horrifièrent Agafia. Elle se leva d'un bond et se sauva. Et comme je la comprends : torses nus, deux mastocs se tapaient dessus avec leurs poings énormes sous les regards de tous.
"C'est un péché", dirent la fille et son père de la télévision. Mais ce péché-là se révéla pour eux d'un attrait insurmontable. En visite à la base ils ne manquaient jamais de prendre place devant le poste et de le regarder.
Quand j'ai demandé à Karp Ossipovitch quelle avait été la plus grande des difficultés de son existence dans la Taïga, il m'a dit :
Vivre sans sel. Une souffrance en vérité !
Agafia :
Vivre dans le monde est impur, vivre dans le monde nous est interdit. Cela nous est défendu !
Le jardin donnait de la pomme de terre, du navet, de l'oignon, des pois, du chanvre et du seigle. Les graines provenaient de l'ancien domaine aujourd'hui avalé par la taïga, apportées quarante-six ans auparavant comme des pierres précieuses avec la même précaution que le fer et les livres religieux. Jamais aucune culture en ce demi-siècle ne les a lâchés par dégénérescence, chacune leur donnant nourriture et semence.
N'y tenant plus, je sortis prendre l'air. La pleine lune trônait sur la taïga. Un silence absolu. La joue appuyée contre une serviette fraîche, je croyais vivre un rêve. Karp Ossipovitch, sorti pour uriner, me rappela à la réalité. Nous passâmes un quart d'heure à deviser sur les voyages spatiaux. Je lui demandai s'il savait que l'homme avait marché sur la Lune, qu'il y avait même roulé sur des chars. Le vieillard me dit en avoir entendu parler mais n'en pas croire un mot. La Lune n'était-elle pas un astre divin ? Qui d'autre que les dieux et les anges pouvaient s'y rendre ? Et comment pouvait-on marcher et rouler la tête en bas ?
J'achève mon récit par un soir d'automne et j'essaie d'imaginer ce qui se passe là-bas, en ce moment, dans les montagnes sauvages. La rivière n'est pas encore gelée, elle rebondit sur les pierres par une nuit de lune. Le silence enveloppe la taïga. Parmi les arbres perce la lumière d'une lucarne. Nul ne viendra y frapper. La personne qui, dans cette isba, récite sa prière à la chandelle, ne sera pas entendue s'il arrive un malheur. Seules, peut-être, les chèvres béguèteront et le chien jappera.. La Grande Ourse coiffe les montagnes. Agafia la nomme l'Elan. Chez les Mongols c'est le Char de l'Eternité.