Véronique Gallo - Vie de mère : Le rangement
L’entropie. Elle n’en avait pas retenu grand-chose mais, pour la première fois, à cet instant, elle comprit le concept. Cette loi s’appliquait aussi bien aux sentiments qu’à la thermodynamique. À savoir que tout système tendait naturellement au désordre si on n’y prenait pas garde.
- Mais putain ! pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
- Les enfants n'ont pas à savoir ces choses-là.
- Les enfants n'ont pas à savoir qui sont vraiment leurs parents ? M'enfin, Maman, ça fait trente-deux ans que je vis dans un mensonge ! Je ne comprends pas ! On aurait pu l'aider ! J'aurais pu l'aider ! Je ne suis plus une enfant ! J'aurais pu...
La discrétion est l'arme des pauvres.
Elle est devenue très maigre et tous les proches qui prennent soin d'elle s'évertuent à lui apporter des petits plats, des fruits et des douceurs. Elle les offre aux visiteurs suivants et fait ainsi croire à tous ceux qu'elle aime qu'elle en a bien profité. Je ne peux m'empêcher de la gronder avec le sourire. Parce que malgré la mort qui approche, personne ne sait lutter contre son entêtement et que notre seul moyen de l'accompagner jusqu'au bout est d'accepter qui elle est véritablement. Femme forte et têtue, elle est. Femme forte et têtue elle restera jusqu'à la fin.
Son père s’assit sur le lit et lui tapota la cuisse maladroitement. Elle aurait voulu se jeter dans ses bras, se blottir contre lui et pleurer tout son soûl au creux de son cou, mais cette main mécanique qui lui enjoignait virilement de se calmer bloqua toute spontanéité. Son corps de femme était devenu transparent. Était-ce dans l’ordre des choses pour une fille de ne plus être étreinte en grandissant ? N’était-on plus censé se faire consoler ? Elle ne demandait pas grand-chose, une douceur, une main qui rassure, « allez, quoi, même un chien reçoit plus de caresses ». Kate observa le manque de chaleur et l’embarras de son père. Et elle songea que personne ne devrait jamais oublier qu’en chaque adulte sommeillait pourtant encore un enfant aux besoins de tendresse. Elle ne l’oublierait pas. « Ça non. Jamais. » (p.54)
- Tu sais, lui murmure-t-il à l'oreille discrètement, j'ai cru longtemps que tu serais médecin comme moi. Puis j'ai été ravi pour toi que tu choisisses l'enseignement. Les sciences humaines, ça te correspond. Mais je vois bien que tu as envie d'autre chose. Cherche jusqu'à ce que tu trouves ce qui t'épanouit vraiment. Crois-moi. La vie est trop courte pour renoncer aux rêves.
Le destin a cette impolitesse prétentieuse de toujours se présenter sans avoir été annoncé. Et la seule liberté qu'il nous reste est de décider de la manière dont on y répondra.
- On n’a qu’une seule famille dans la vie, tu sais ? Alors, ça vaut la peine de faire des efforts pour améliorer la situation. Par contre, si tu te rends compte que tu es la seule à te battre, alors, il faudra peut-être envisager de voler de tes propres ailes…
- Partir ?
- Prendre de la distance. Regarder les choses de loin pour moins souffrir. Te protéger avant de vouloir protéger les autres. Te replacer au centre de ta vie. (pp.107-108)
Elle (…) prépare quelques repas pour la semaine ou plutôt s’assied et me donne ses directives. Elle ne connaît aucune recette dans le détail. Depuis quelques temps, je sens l’urgence de la transmission. Elle a accepté que ce soit moi qui cuisine pour elle. Mais il est très difficile de reproduire ses recettes car les ingrédients n’ont jamais été pesés et c’est au regard et à la quantité qu’elle tient dans sa large main qu’elle accomplit son savoir faire. Mais ce projet de cuisiner ensemble la fatigue et, très vite, je comprends qu’il est presque trop tard pour apprendre ce qui, adolescente, ne m’intéressait pas. (pp.51-52)
Quoiqu'il en soit, elle ne voulait pas reproduire ce qu'elle avait connu enfant: une mère présente sans être là, une mère pour qui tout semblait plus important que le temps passé avec sa propre fille, une mère sans cesse débordée alors qu'elle ne travaillait pas, une mère qui disait "mais va donc jouer un peu plutôt que te pendre à mes jupes! Tu ne vois pas que je suis occupée?" une mère qui préférait feuilleter les prospectus publicitaires que de lui lire une histoire.