Ils en parlent - Le journal de France Inter
Dans la langue de mes parents, il n'y a pas de métaphores, pas d'articles, pas de conjugaisons, peu d'adverbes, pas de proverbes, maximes, dictons. Pas de jeux de mots. Pas d'implicite. Pas de sous-entendus. Déjà qu'ils n'entendent pas, comment voulez-vous qu'il sous-entendent ?
Dans la famille, la vraie muette, c'est moi.
Pour tout ce qui concerne l'affectif, les sentiments, muette comme une carpe. Mes enfants sont les seuls être au monde auxquels je puisse dire : "je t'aime."
[...]
Depuis qu'il a un téléphone portable, mon père me l'écrit. Et c'est par texto que je lui réponds que, moi aussi, je l'aime. Mais quand je suis avec lui, il m'est impossible de le regarder dans les yeux et de le lui dire. Ma bouche reste fermée et mes mains dans les poches.
J'aimerais tellement avoir des parents normaux. Je me dis que, dans une vie antérieure, j'ai dû être une sacrée connasse pour être punie à ce point. Et je m'en veux de leur en vouloir.
La langue des signes est la langue la plus crue que je connaisse. Les sourds s’expriment de façon simple, directe. Brutale.
Beaucoup de signes sont beaux, poétiques, émouvants - comme les mots 'amour', 'symbole', 'danse' -, mais dans le champ lexical de la sexualité, c'est une autre histoire. Le signe ne laisse place à aucune équivoque. Alors que les mots suggèrent, les gestes imposent.
Leur crudité heurte les entendants parce que ces gestes anodins pour les sourds sont les mêmes que nous faisons, nous, lorsque nous voulons être grossiers et nous cachons pour les faire. Question de culture.
(p. 79)
A noter que les hommes et les femmes ne sont pas logés à la même enseigne : en Ile de France , les seules villes où les hommes célibataires sont plus nombreux que les femmes sur la tranche d'âge quarante-cinquante ans, sont celles accueillant un centre pénitentiaire . En l'occurrence , Fleury -Mérogis, Fresnes et Chauconin- Neufmontiers.
C'est bien ce qui me semblait : des hommes libres , il n'y en a pas .
Je décide que ma différence sera un atout.
Salut, bande d'enculés !
C'est ainsi que je salue mes parents quand je rentre à la maison.
Je ne suis pas seule. Mes copains m'accompagnent. Ils ne me croient jamais quand je leur dis que mes parents sont sourds. Je vais leur prouver que je dis vrai.
Salut, bande d'enculés ! ... Et ma mère vient m'embrasser tendrement.
La langue des signes est la plus expressive que je connaisse. Lorsque un sourd parle, tout son corps est en mouvement. Tout son visage s'exprime. Impossible de parler en langue des signes sans bouger un muscle de son minois. Qu'on l'ait joli e ou pas. Récemment liftée, passez votre chemin. L'émotion, la force d'un sentiment passe par la seule expression du visage. Si vous voulez transmettre un sentiment de tristesse, la bouche doit s'affaisser , les yeux se rétrécir. A l'inverse, pour un sentiment de joie, le visage doit s'éclairer, la bouche sourire, les yeux pétiller. J'ai constaté que c'était la grande difficulté des entendants. Faire la grimace, déformer leurs traits, bouger leur corps.
- ... " Au fait mes parents sont sourds."
Les copines mal à l'aise, regardent à droite, à gauche, comme perdues, puis finissent par fixer le sol en balbutiant, toutes gênées, un "bonjour" timide à ma mère. Ça m'agace !
Finalement, que j'en parle ou pas, la situation finit toujours par être inconfortable.
"Comme les Indiens, les sourds attribuent à chacun un nom, un signe identitaire, qui le suit toute sa vie.
Il peut être en rapport avec le physique ou le caractère.
(...)
S'ils n'avaient pas ces signes, les sourds seraient obligés d'utiliser l'alphabet de la langue des signes pour épeler chaque nom. Et V-E-R-O-N-I-Q-U-E, c'est long à "signer".
Ainsi, mon prénom, mon signe, celui qui me caractérise moi et personne d'autre, c'est "Rêveuse".
C'est mon mère qui me l'a donné?
Enfant, je ne comprenais pas pourquoi. Pourquoi "Rêveuse"?
Un jour, j'ai compris ; j'avais passé tellement d'heures à contempler la vie par la fenêtre en rêvant d'autre chose que cela ne lui avait pas échappé.
Le majeur et l'index, formant le V de Véronique, partent de la tempe pour aller se perdre dans les airs en tournoyant : "Rêveuse".
C'est poétique, c'est beau, ça fait toute une vie.
Sauf que.... je me suis trompée. Ma mère vient de lire ce chapitre et n'est pas d'accord.
"Ton signe pas "Rêveuse". Depuis toujours.
-Non. "Etourdie"."
Les doigts en V partent bien de la temps et s'en vont bien dans les airs mais pas en tournoyant. En tremblotant. C'est subtil. La différence est minime mais ça ne veut pas dire la même chose.
"Petite, toi, étourdie. Pas rêveuse. Toi oublies tout, toujours, toujours. Étourdie."
Je reste sans voix. Ça fait trente ans que je me trompe. Ou que j'ai oublié.
Etourdie je suis, étourdie je resterai."