L'écrivain jonche sa route d'idées abandonnées et on trouve toujours, dans ses bagages, quelque vieille malle pleine de manuscrits inachevés. Parfois, cependant, un incident presque oublié retrouve vie après avoir hiberné de longues années, et s'écrit, tout seul.
[prologue de "Bataille de femmes"]

- [...] Mais l'âme allemande est gothique. Elle est abstraite, pleine de ténèbres et a le visage d'une gargouille ; elle est tordue, torturée et aime la souffrance. Il n'y a que les Russes pour comprendre quelque chose à sa capacité illimitée et à son désir ardent de souffrance. Elle adore l'infliger et l'éprouver. Aucun de nous on comprend l'Allemagne. Ce que vous appelez enrégimentation, militarisme, discipline, c'est la loi prussienne du commandement et de l'obéissance aveugle. Vous ne comprenez pas que les Allemands aspirent éternellement à la chaîne et à la férule parce qu'ils ont peur de leur propre fureur émotive, insondable et profonde. L'Allemand ne désire pas la liberté car cela signifie pour lui la destruction de soi-même. C'est çe que, vous autres Anglo-Saxons, ne comprendrez jamais avec vos idéaux humanitaires et superficiels, votre optimisme de jardin d'enfants ; vous ne savez pas ce que c'est de vivre avec un démon en soi.
- [...] Vous arrivez là de votre trou de province, avec des idées fausses sur la vie. Vous pensez : le Grand Hôtel ! Vous pensez : l'hôtel le plus cher ! Dieu sait quelle merveille vous attendez d'un hôtel de ce genre ! Vous finirez bien par vous rendre compte de ce qui s'y passe. Tout l'hôtel n'est qu'une vaste blague. Il en est identiquement de même de la vie entière. Toute la vie n'est qu'une fumisterie, monsieur Kringelein. On arrive, on s'arrête un petit moment, on s'en va. Des passants, comprenez-vous ? Pour un court séjour, voyez-vous ? Que faites-vous dans un grand hôtel ? Manger, dormir, flâner, faire des affaires, flirter un peu, danser un peu, quoi ? Eh bien ! et que faites-vous dans la vie ? Cent portes donnant sur un couloir et personne ne sait rien du voisin qui demeure à côté. Quand vous partez, un autre arrive et se couche dans votre lit. C'est fini.
- En quoi la guerre entre le prince et les Hollandais nous regarde-t-elle? dit-il. Nous n'avons pas voulue guerre, et combattre n'est pas notre affaire. Que mangeront les gens de Badoung si les paysans se battent, au lieu de cultiver le riz? La charrue est plus importante que le kriss.
Tous dans nos vieux uniformes pâlis, la plupart d'entre nous avec la Croix de fer, telle ou telle partie du corps en moins, et le même genre d'expérience derrière nous. Nous étions revenus de la glorieuse frénésie de l'avant-guerre. Mon Dieu, quand je pense au congrès de Nuremberg en 1934 ! Je jouais du tambour, je n'oublierai jamais ce que nous avons éprouvé quand le Führer a remonté cette longue voie triomphale et qu'il s'est arrêté pour nous parler tandis que les bannières claquaient au vent. Ils nous avaient tellement ennivrés qu'il nous a fallu Stalingrad pour dessoûler.
- Du temps de mon père, c'est le portrait de Bismarck qui était suspendu ici, et quand je fus élève officier, celui du Kaiser le remplaça. Après l'autre guerre vint le tour d'Hindenburg, maintenant celui d'Hitler, je me demande qui viendra ensuite, grommela-t-il.
Vanderstraaten était un homme anxieux. Par peur il s'était donné et avait donné sa banque aux nazis dès le bombardement de Rotterdam, au printemps 1940. Peur pour sa famille, peur pour sa vie, peur de perdre son argent, son affaire, sa position, sa maison. Peur d'être mis en prison, d'être battu. Peur d'un changement de mode de vie radical, ce qui est la peur la plus courante chez ceux qui n'ont jamais rencontré de grandes difficultés et qui, par conséquent, en surestiment l'impact et sous-estiment leur endurance.
On dit que, dans les hôtels, les femmes de chambre regardent par le trou des serrures. C'est une sotte légende ! Les femmes de chambre des hôtels ne s'intéressent nullement aux gens qui vivent derrière le trou des serrures. Les femmes de chambre ont beaucoup trop d'ouvrage ; surmenées, harassées et en général plutôt résignées, elles ont assez à s'occuper de leurs propres affaires.
Le petit peuple de Berlin, blotti dans des abris précaires, se sentait tout petit et terriblement effrayé. Ils avaient plutôt bien supportés les raids aériens, jusqu'à maintenant. Mais celui-ci était différent, terrible, d'un dessein sans merci. Les petites gens ne se rendaient pas compte de leur responsabilité, ils n'avaient pas conscience d'avoir eux-mêmes lâché les bêtes féroces de la guerre, d'avoir allumé les feux qui les consumaient à présent. Ignorants et mesquins, ils se préocupaient de leur petite vie, avaient peur de ce qu'ils deviendraient, dans les dommages de la catastrophe générale. Leurs fils, frères ou maris étaient au front, ou prisonniers ou blessés, ou morts....
Et blottis ainsi dans leurs abris, ils continuaient de s'inquiéter des pauvres choses qu'ils avaient amassées et chéries.
Avec une innocence et une ignorance totales, Lisa était une enfant du Troisième Reich et croyait sans doute ni tourment à l'évangile de l'ordre nouveau. On lui avait rebattu les oreilles de la mission solennelle de l'Allemagne, qui était de répandre l'ordre nouveau dans le reste du monde, et à supposer qu'elle y pensât parfois, elle se sentait heureuse de savoir qu'un jour, le monde entier en partagerait les bienfaits. Elle percevait le monde extérieur comme chaotique, sans ordre, plein d'égoïsme avide et de cruauté barbare. Quant aux ennemis du Reich, tous ces bolcheviks, ces Américains, ces juifs et ces démocrates, elle les imaginait d'après les affiches de propagande, ils étaient déformés, infirmes, ils louchaient, avaient le nez crochu, étaient répugnants et lâches, mûrs pour l'extermination.