Le roman se déroule au XIXème siècle. Il commence par un très long flash back. Hortense, la fille de Jean Baptiste Lecoeur, médecin à Rapilly en Normandie, dans la vallée de l’Orne précisément, vient de solder l’héritage de son père et va s’embarquer sur un bateau pour les Amériques où elle va rejoindre son frère, François : «qui s’était embarqué (...) comme médecin navigant au commerce, (et a ) choisi après son contrat de s’exiler à Boston aux Amériques, où il pratique loin de son père.»
Hortense regarde une dernière fois, avant de partir, cette maison où elle a grandi et où son père a vécu jusqu’au dernier jour :
«Elle pensera qu’elle n’est jamais partie.
Qu’importe tout cela, à présent elle est libre.
Orpheline, veuve et libre.»
Dans l’héritage, outre la maison et la ferme que son père gérait comme un modèle inspirée des théories hygiénistes de l’époque, elle trouve :
Une pile de lettres entre son père et le Médecin Major Charles Rochambaud, en partance pour l’Italie où les troupes de Napoléon III sont engagées dans la bataille pour l’Unité Italienne et vont stationner près de Solferino...
Le journal de bord de son père qui décrit de façon scrupuleuse les tournées du médecin dans la campagne normande, ses relations avec les autorités, les interrogations qui le hantent quant à la volonté de ces dernières à promouvoir une politique de santé à même de garantir le bien être des populations en luttant contre les obscurantismes encore très présents malgré les progrès de la science médicale.
A bord du bateau, Hortense va lire ces documents qui retracent de façon détaillée la vie de son père qui a fait de son métier de médecin un véritable sacerdoce. Comme le curé, (on ne parle pas encore d’instituteur) il est au service de la population et plus particulièrement au service des pauvres et des indigents.
Qu'importe en effet la douleur des malades si son abrogation met en péril un confort établi depuis longtemps ?» écrit-il au colonel Rochambaud.
Hortense découvre un père différent de celui qu’elle a connu «(...) enfant, il n’était pas rare que, descendant en pleine obscurité pour se dérober à un cauchemar, elle le trouve étendu à cette place, parfois riant tout seul de sa lecture. Il se levait et la prenait dans ses bras pour la consoler.»
Le Coeur a perdu sa femme , il s’inquiète pour Hortense devenue la femme d’un notaire qu’il n'apprécie guère :
«Mon gendre, l'ineffable Mortier a émis les plus fermes réserves sur l’air «la femme dont le coeur rêve» joyeusement interprété par Sophie du Veran, charmante Eurydice, et qua joliment accompagnée mon Hortense au clavier. Je ne sais pas ce qu’elle peut trouver à ce notaire de mari, rabat-joie et triste comme un abat-jour. J’ignore pourquoi ces jeunes gens ont choisi ma demeure pour se retrouver .»
Il porte sur la conscience la mort de son fils Gaston, médecin lui aussi, : «Mon pauvre Gaston qui dort sous les sables ou les cailloux de quelque djebel algérien.»
Le Coeur a refusé de racheter le numéro de son fils qui le contraignait à être enrôlé : «Gaston est mort parce que je n’ai pas été capable de sacrifier mon opinion à son destin.»
La confrontation entre les échanges épistolaires et le journal offre des éclairages différents sur les mêmes événements, permettant de mesurer ce que pense le docteur Le Coeur et ce qu’il en dit à son collègue Rochambaud.
Le Coeur a été formé à ce métier dès le plus jeune âge, adolescent, il suivait son père médecin lui-même,
Rochambaud lui est médecin par défaut.
L’échange entre les deux hommes (15 février 1859 - 28 juin 1859 ; Solferino ayant eu lieu le 24 juin) concerne essentiellement la situation d’un jeune de Rapilly, Brutus Delicieux, dont les parents sont fermiers des Durant, de riches propriétaires. Le fils de ce dernier a payé Brutus pour prendre sa place dans la conscription.
«Brutus en prenant le numéro du sieur Durant a vraiment sauvé sa famille de la ruine.»
«Les parents Délicieux demeurent à Bazoches-au-Houlme, dans la dernière ferme du village sur la route de Falaise.»
Le jeune Brutus est amoureux de Louise, la fille du patron de l’auberge «(...) Au chien qui fume, au lieu dit le Détroit.» Le père Bayard est un monstre qui considère sa fille comme sa chose.
«Depuis plus de dix ans, le père de Louise abuse d’elle et la vend aux clients de passage Au chien qui fume.»
Ces lettres révèlent les pratiques des familles paysannes en matière d’éducation. La soeur de Brutus, Françoise est jugée trop libre de caractère : «Elle a, je crois, hérité des compositions de ton grand-père, ces dispositions qui semblent celles d’un heureux et viril caractère quand on les regarde de loin et qui indisposent chacun quand elles surviennent dans le sein de la famille.», elle ira au couvent : «la mère supérieures a accepté de la prendre, même sans dot. Si tout va bien elle prononcera ses voeux l’année prochaine et en attendant restera au couvent.»
L’autre soeur, Marguerite épousera le fils Durant avec en dot «(...) le champ de Bourdeuil qui est mitoyen au bois des Flagues.»
Les deux hommes abordent librement entre eux la question de leur sexualité :
«Le nécessaire exutoire de ma virilité fut de conjugaisons stipendiées et abritées par des maisons réservées. Jusqu’à présent, mon ardeur n’a jamais eu les moyens de se contenter d’une seule amante, et il me fallait aller de corps en corps pour tenter d’épuiser ma singulière vigueur.» dit le colonel Rochambaud.
«Nous sommes tous ainsi dominés par notre sexe. Pourtant nous autres médecins devrions être indemnes de cette gourmandise insatiable que nous constatons si bine chez les autres, mais point ! Ce qui s’impose alors est si violent que l’esprit en est tout submergé.», écrit Le Coeur dans son journal.
Il y avoue par ailleurs ses relations avec plusieurs patientes :
«Il est à Condé une certaine veuve, Colette de Framon, un peu plus jeune que moi. Je la suis plus pour sa conversation que pour ses maux.»
«Je sentis ses doigts se promener dans mes cheveux. Nous sommes ainsi passés d’un acte qui se voulait méthodique à une douce intimité.»
«Je suis descendu à l’Hôtel du Lion. Marguerite Renoir, la veuve de l’ancien propriétaire, est une femme que je connais un peu.»
«Le lendemain, après un sommeil de plomb, j’ai été étonné de découvrir cette femme nue dans mes draps, sa chevelure rousse répandue sur l’oreiller.»
«Madame Vernaison a blanchi de toute son infection. (...) Contre mon habitude, je l’ai ausculté sans autre témoin et maintenant qu’elle est guérie, j’ai découvert un certain charme à ses intimités.»
Le Coeur est un honnête homme, intègre et scrupuleux :
«Quelquefois je me demande si je vaux tellement mieux que le sorcier de la forêt-d’Auvray que je traite. il prétend soigner les fluxions et les inflammations à l’aide de décoctions ignobles qu’il administre avec force Ave et Notre-Père à ses fidèles,(...)»
«Je me suis arrêté à la forêt-d’Auvray chez mon sorcier et, (...)nous avons éclusé un ou deux litres de calva jusqu'à la nuit.»
Il tient à son rôle social, et rend compte de son activité de façon précise :
«Jour d’examen et de marché. Trois poules et deux jambons.»
«Mercredi, consultation et marché. Dix clients, trois chapons, un lapin, le tout vivant, Dix sous.»
Il livre à son journal son bilan financier et patrimonial, les revenus des ses trois fermes, de ses deux coupes de bois de Mayange, la rémunération de ses activités médicales financées par le département, et celle de son activité médicale privée :
«(...) ce qui fait que je vois à peu près mille patients réguliers. La moyenne de mon revenu d’examen est donc d’un franc cinquante par acte. Si je n’avais que ma pratique (...) je ne sais si j’aurais pu soigner gratis les indigents et élever mes enfants.»
Il confie à son journal les contraintes et le limites des connaissances scientifiques et les difficultés d’approvisionnement des zones éloignées de la ville, en remèdes :
«Ce matin, le courrier m’a apporté la fiole d’essence virginale de Catinée que j’avais commandé voilà trois mois. Le remède arrive un peut tard ; le patient est mort voici dix jours.»
Son travail est sans cesse remis en cause par l’obscurantisme et la naïveté des populations qu’il soigne :
«Malheureusement, une trop grande hâte dans l’introduction de nouvelles habitudes entraîne souvent un retrait de l’instruction. (...) ce qui avait demandé des années d’effort(...)se trouve rejeté à un état pire que le précédent. Et l’on voit les sorciers, les thaumaturges et les prêtres rattraper en un seul moment tout le terrain que nous leur avions arraché.»
Il s’efforce de convaincre son fermier «(...) d’adopter des mesures d’hygiène à la pointe de la modernité, ce qu’il considère comme une illumination de ma part par laquelle il lui faut bien passer ; d’ailleurs il m’en laisse toute la féminité supposée. Pourtant, notre lait tourne moins rapidement, notre beurre rancit plus tard et nos fromages ne s’en trouvent pas plus mal.»
«(...) et depuis une semaine, il avale au réveil à jeun un gran verre d’urien de jeune fille vierge.»
Le Coeur est lucide sur la religion et les prêtres :
«Si mettre une soutane ouvrait une communication directe avec le Bien, tous ceux qui se prétendent hommes de Dieu, auraient depuis longtemps éradiqué la terrible misère dans laquelle se trouvent les humains.»
Cela ne l’empêche pas d’apprécier l’abbé Bucard, le curé de Taillebois :
«j’ai de la sympathie pour cet homme tant qu’il ne tente pas de me convertir ou de prêcher.»
Il n’en va pas de même en ce qui concerne l’abbé Rouvre qui ne recueille pas non plus les grâces de Bucard :
«La médisance est un péché véniel qui se substitue fort bien aux passions tristes comme la colère ou la jalousie, surtout quand elle s’attache à des personnes qui y prêtent si évidemment le flanc que l’injustice serait de ne pas s’y adonner.»
Si Le Coeur est un homme public, il s’est engagé pour servir ce qu’il croit juste et fondé, la possibilité pour lui d’apporter ses connaissances à une population qui ne peut se permettre de payer des honoraires. Pour cela, il rétablit, selon ses propres critères, un équilibre entre les riches et les pauvres de sa clientèle.
«Lorsque j’avais décidé à la mort de mon père, de m’impliquer dans la vie publique, j’en voyais plus les honneurs que les astreintes. Les fonctions qui me sont échues m’ont apporté une certaine notoriété, et même une accroissement de ma clientèle parmi les notables de la région. S’il me faut soigner les indigents en raison de leurs moyens, il est utile d’avoir cette classe de patients bien nourris et sans surprise, qui languissent de pléthore et son capables de débourser pour ceux qui ne le peuvent.»
Il accepte des charges peu rémunérées mais permettant d’accroitre sa notoriété.
«Demain donc je préside le conseil de révision à Caen»
Il assure le suivi médical des prostituées de deux établissements réservés :
«Le surplus, plus secret, c’est la fréquentation des tolérances et, à chaque fois, un risque réitéré de voir se propager les maladies, que ce soit à la maison Duchâtel, consignée à la troupe mais non aux officiers, ou à la maison Fernier, ouverte à tous sur instruction de Fortier qui tente, autant que faire se peut de maintenir le calme dans sa ville.»
Il fait preuve d’un lucidité extrême sur sa place parmi les notables et les politiques :
«Les politiques, eux, imaginent que je suis un homme sans conviction. Les idéologies baroques dont ils marquent leurs ambitions détraquées, leur goût de la breloque et des honneurs me laissent froid, c’est vrai. Il est tout aussi exact que je regarde avec effroi leur esprit de système, leurs fantasmes d’ordre et les moyens démesurés que leurs stratégies s’y procurent.»
Sa pratique médicale, sa volonté de généraliser la vaccination dans son canton, le font remarquer des politiques qui l’utilisent pour briller auprès de la représentation nationale et le font nommer au sein d’une commission chargée par «L’Empereur (...) d’étudier les mesures à prendre pour le cas où se renouvellerait une épidémie comme celle de 1855, (...)»
«La présidence de cette commission était assurée par Alfred Velpeau et ses deux inséparables Pierre Bretonneau et Armand trousseau, appelés par les autres «la bande des Tourangeaux.»
Il arrive au sommet, «Au courrier, j’ai trouvé une copie du décret, signé de l’Empereur, qui me faisait membre de l’Académie de Médecine et commandeur de la Légion d’honneur.», mais n’en tire aucune gloire, d’autant plus qu’il constate que sa pratique et sa vie privée sont sous surveillance :
«Ce n’est que sur le chemin du retour que j’ai compris le sens de tout cela : une aimable démonstration de force. Soyez avec nous et vous aurez tout ce que vous désirez, soyez contre nous et nous vous briserons. Je n’imaginais pas avoir tant d’importance dans le canton.»
Le roman de Vitor Cohen Hadria écrit au XXIème siècle, se déroule en 1859 et fait référence à une période allant de 1815 à 1859. Il propose un contrepoint précieux et étonnant aux romans du XIXème, que ce soit la comédie Humaine de Balzac, ou les Rougon-Macquart de Zola.
Le personnage de JB Le Coeur, un médecin éclairé qui exerce au profit des indigents et des sans grades, se démarque des personnages souvent roués et tortueux qui émaillent les deux oeuvres citées. Il rappelle par le contexte, le sujet et les personnages, le roman de Balzac, Le médecin de campagne, écrit en 1834.
Le roman est crédible et bien documenté. Il décortique avec talent les relations sociales complexes entre les tenants d’un pouvoir fort mais frileux et les tenants d’une libéralisation de la société, défenseurs du progrès économique et du développement de politiques tournées vers l’amélioration des conditions de vie de la population.
le roman montre parfaitement le dilemme d’un homme qui se démarque de ses origines sociales dans une société où les classes les plus favorisées sont peu enclines à le faire.
Ce roman est à lire absolument.
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