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Citation de Partemps


CORTÈGES ET TROPHÉE
DES TRIBUTS DES ROYAUMES
Un seul rouleau de soie, haut à peine d’une coudée, mais long, — vous le verrez, — plus long que le célèbre paysage étalé sous le pinceau qui suivit le cours entier du Grand Fleuve ; et plus long que la séquelle interminable des Dix Mille Génies, ouvrant les portes au Palais de cristal noir…

… Non ! Ne déroulez point de haut en bas : ce n’est plus une Peinture Magique, se jouant de haut en bas ou à l’envers ou vers le profond de l’âme ! Étendez celle-ci de droite à gauche, et de l’une à l’autre de vos mains.

D’ailleurs, ces quatre grands caractères, placés comme un titre en exergue sur la volute enveloppante, sont là pour avertir justement de la nature, de la valeur, du sens des figurations peintes qui vont se succéder. Ils forment une phrase complète et bien balancée que l’on doit lire :


CORTÈGES ET TROPHÉE


DES TRIBUTS DES ROYAUMES

C’est donc un défilé horizontal de choses précieuses, venant de par toute la terre, marchant vers le même but pour se composer en un même lieu, aux pieds de quelqu’Un.

C’est donc aussi le Voyage, — le pouvoir dans l’étendue, la présence de ce qui n’est point ici, qui vient de loin et que l’on va chercher si loin : — le DIVERS, — qui n’est pas ceci que nous sommes, mais autre, et donne aux confins du monde ce goût d’un autre monde, — s’il se pouvait par delà le Ciel trop humain. C’est le Voyage.

Non pas dans les nues ; — comme la longue et lourde chenille bavant à tous les pas, il est collé au plan terrestre. Reconnaissez malgré tout l’artifice, magique malgré tout, du Peintre en plein geste de synthèse : l’Étendue, il vous la réduit et la condense comme l’air vitrifié par l’alchimiste à son fourneau ; vous en disposez entre vos mains : vous la roulez de l’une à l’autre ; vous fixerez le paysage fuyant, et vous poserez où il vous plaira le domaine de votre vue.

Et bien qu’ici tous les personnages soient en mouvement et marchent vite, tous ces tributaires, parfois bien montés, vous les dépasserez du tranchant de vos ongles comme un esprit aiguisé rattrape et devance le cours des moments. Vous pourriez même obliger les Cortèges à reculer et les fleuves à reboire leurs sources… Vous ne le ferez pas ! Vous ne reviendrez pas en arrière : et vous ne croirez pas non plus à la poussée fidèle du passé : c’est devant, c’est au loin qu’est la force tirante : déroulez donc indiscontinument de la droite vers la gauche : n’entravez pas la procession… Et vous savez où elle va ?

Vers LUI, Centre, Milieu, Fils unique du Ciel-Un. — Le voyage est beau, certes, mais par principes, interdit à l’Empereur hors du palais des Barrières. Ceci donc a été peint pour remédier à cela ; pour que les dehors et les ailleurs accourent ici et se justifient d’absence. De même qu’un Édit, quelques traits de Son pinceau, pénétrant les extrêmes, s’en vont apporter chaleur et justice et la paix et la satisfaction à tous les sujets de l’Univers, — inversement, tout ce qui d’abord est distant, vient tôt ou tard, par respect, par ruse, par gré ou par force. Le rejoindre, se soumettre et fondre en un seul hommage devant LUI.


C’est du moins le sens de l’inscription, d’une belle cursive, qui commente le titre et occupe la première brasse du volume. Déroulez.

Sur deux brasses de plus, vous ne voyez qu’un champ neutre constellé d’éclaboussements d’or qui vont laver vos yeux des brouillards casaniers et des spectacles quotidiens…

… Vous voilà avec le regard net et poli du miroir. Voyez les couleurs, si pleines et si fortes à vos yeux bien préparés, qu’elles débordent leurs contours et le trait. Ce sont des bleus moussus et des verts, des turquoises vivantes, des champs olivâtres, des versants de cendre bleue ; des sommets cernés de courbes plus nobles que les deux bosses du chameau jaune… Déroulez.

Sous votre main gauche apparaissent, luisant dans le vert des fourrés, de beaux rouges, et ce clinquant métallique du fer : la marque de l’homme. Puis ces formes non plus naturelles : des lances à crocs, des lames, des piques, une hampe sans feuillage balançant sa touffe de poils fauves… Et ces jouets, et ces oripeaux, marchent, portés dans un balancé de marche, de droite à gauche, dans le sens, toujours, de vos yeux. Déroulez.

Un large ravin se creuse. Voici le premier Cortège que vous dépassez un à un : des chevaux, des chevaux de tant de sortes ! On en doit remarquer dix de vraiment incomparables : ce noir de sourcils noirs, ce gris de pluie, deux écarlates, un citron pâle, un fleur de pêcher, le tigré, le moucheté, cet écailleux et ce dernier velu comme un ours ! Ils sont plus grands que les mules de char. Voyez ce cou, et cette crinière tressée. Voyez ces poitrails et ces croupes fuselés par l’allongement des quatre membres au plein galop !

Ces animaux sont réputés pour leur grand mépris pour le vent : s’ils ne le dépassent, ils pleurent, s’arrêtent, puis repartent et l’on dit qu’ils vont jusqu’à suer leur sang. Et ils couvrent bien mille lieues, de l’aube à la tombée du soir.

Les gens qui les mènent, à pied pour ménager les bêtes, semblent des hommes très fatigués, peu vêtus malgré la richesse de leurs loques et portant ou traînant des fruits en grappes que l’on dit source d’une boisson admirable, pleine de saveur, de sagesse et de gaîté…

Devant eux, un homme hâve, harassé, conduisant le premier tribut, est Tch’ang-Kien, émissaire du grand périple occidental. Il est sur le retour de ses treize ans d’aventures. Il est maigri par le temps, la force donnée, le choc répété des lointains, — et sa figure usée à l’haleine rugueuse des glaciers. Si vous le voyez ainsi, peint en avant de tout autre cortège, c’est que, le premier, partant du Milieu et crevant la barrière, il « fit le trou ». Et depuis, l’Empire, en effet, converse avec ces pays aux noms âpres de Bagdad et de Ferghana, et cette merveilleuse Sogdiane, patrie des beaux chevaux, origine du vin !

Le tribut exigé se double de dons volontaires plus précieux : les Princes d’une autre ville investie là-bas, on ne sait où, ont coupé la tête de leur roi, afin de la présenter en hommage ; — et c’est pourquoi, par juxtaposition picturale, vous voyez Tch’ang-Kien presser sur sa poitrine cet objet rond, de la grosseur d’une gourde, enveloppé d’un tramé d’or d’où suinte un peu de rouge-sang et de brun.

Devant lui, plus fraîche que les chevaux, les grappes et la tête coupée, voici, portée à quatre, en litière, voici la Fille même de ce roi Sogdian. — (Par décence, vous n’en découvrez aucun trait.) Mais elle va, mêlant le deuil à l’espoir et les larmes aux cris de marche, elle s’en va, servante, concubine ou épouse promise… Daigne le Souverain, dans le Palais du Milieu, accepter de prime droit les chevaux, le vin, la tête et celle-ci que l’on dit fort belle, mais pâle avec sa couleur de peau-de-morte…

Déroulez. Ce premier tribut des confins s’engage en cette passe de montagne et se perd, tâtonnant par un chaos sans routes derrière d’autres monts tumultueux…

Plus avancés, ceux-ci débouchent d’un lit de torrent à sec ; route fortuite, mais voie d’Empire, dont les galets sont les dalles et les gros blocs erratiques, les tours de veille. Bien qu’étrangers, ces gens marchent sans guide. Ils viennent peut-être de plus loin encore que les chevaux de Tch’ang-Kien ; de plus loin que Ferghana et que Hira. Ce sont les envoyés d’un roitelet, Ngan-tong, ou, comme ils prononcent avec emphase : « Marcus Aurelius Antoninus. »

Ils ont la tête ronde, les cheveux courts ; et voyez leurs nez volumineux, leurs yeux non bridés, vraiment trop fendus, leurs allures un peu trop cadencées. Ils ont des habits courts, des chars petits ; les mains pleines, — non point de monnaies de bronze marquées du vrai règne, — mais de piécettes qu’ils prétendent argent et or, — non trouées, impossibles à pendre en ligatures. Dans leurs bagages, qu’ils ont soin de bien laisser voir, il y a ces tissus brochés, charnus comme des peaux, et d’autres étoffes sèches, — on dirait minérales, — que le feu lave sans enflammer ; il y a des arbustes rouges qui sont de corail ; des parfums desquels on ne peut savoir ce qu’ils fleurent ; du storax, qui est le jus accumulé d’un nombre de plantes vertueuses à la sève forte. Ils ont l’escarboucle. Ils ont l’ambre, si doux à la pulpe et si léger qu’on le saisit en l’élevant plus haut qu’on ne voudrait… et où le regard se noie… l’ambre tiède aux chambres de miel…

À bien les suivre, avec leurs jongleurs qui crachent des flammes, entourés de ballots qu’ils étalent volontiers au bord de la route, pour des échanges, on peut douter qu’ils soient porteurs accrédités d’ambassades… simplement, des marchands bien avisés !

Qu’on les laisse partout passer en paix. Ils témoignent du retentissement reculé et du son de l’Empire. Qu’ils aillent donc jusqu’au Palais du Milieu où Ses regards s’amuseront peut-être de leurs faces ; jusqu’au jour, où, convaincus de fausses pesées, de négoces défendus, ils porteront dans les prisons basses le dernier tribut de leur sang et de leurs os mélangés. — Et laissons les vite en arrière.
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