AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Atteignons ceux-ci, qui viennent du Sud au grand soleil de l’Annam et du pays Champa ; des hivers où jamais l’eau ne se prend en glace ; où la neige se raconte avec incrédulité et se conserve, si elle tombe, dans de précieux petits coffres. C’est pourquoi vous voyez qu’ils sont nus : malingres aussi : non point de la chair des Cent-Familles. Ces yeux caves ! ces cheveux tordus en chignons sans épingles ! ces anneaux dans les oreilles ! Le cou chargé de colliers ; les poignets lourds de bracelets, (car ils ne savent quoi faire de leurs mains) ils tendent par jeu des arcs inutiles ; ils sonnent dans des conques aigres et griffent la peau de leurs tambours.

On les verrait seulement ridicules s’ils ne conduisaient, vivantes et musclées, ces montagnes en marche, ces êtres gris, nés du soleil et du chaud : quatre jambes, rondes et larges comme des poteaux de temples : des oreilles en éventail, un nez docile, étiré sur deux brasses de long : ceux-là qu’on nomme « éléphants » s’attelleront très dignement au char du Fils du Ciel, — ou, s’il dédaigne, — feront de bonnes montures de combat. Deux d’entre eux, à la peau verte, déjà vêtus de cuirasses… remarquez ce tout petit sachet doré qui pend à leur cou.

C’est le baume des batailles. C’est plein de fiel humain recueilli durant les nuits de chasse à l’homme : vienne la victoire obligée, on en frotte le front de ces gros animaux, et soudain convaincus, emportés, fous d’écraser et de broyer, ils trottent dans les champs d’ennemis, récoltant les têtes comme des grains, écrasant les troncs, et, cabrés, ils barrissent de joie.

Et près d’eux, issues comme eux du chaud et du soleil, se courbent les palmes trop mûres, épuisées, pourries de beaux jus fermentés dans la sève ; des fleurs grandes comme des visages aux oreilles battantes ; des brassées de racines d’un goût soporifique. Parmi ce déroulé qui, passant de votre gauche à votre droite, alourdit cette main et allège l’autre, se glisse un troupeau de femmes appelant leurs mâles, — occupés à bien d’autres jeux ! Pourtant, elles vont libres, sincères comme des fruits réclamant les bouches, couvertes seulement jusqu’aux seins, le dos et les reins tout nus, les désirs au vent. Elles n’attirent point d’autres regards que les vôtres. À peine dignes de marcher dans ce défilé d’hommage, à peine peut-on les dire femmes au regard de la moindre serve aux antichambres du Palais. Justement la route est longue jusqu’au lieu du Maître Unique. Elles seront épuisées et vieillies avant de souiller de leurs ébats le congrès cérémonieux du Prince agréant ses concubines.

Elles se cachent deux par deux sous les fourrés étouffants.

La montagne reprend et envahit. De nouveau, les courbes des versants se balancent d’un bout à l’autre de l’étendue ; puis se dressent, se brisent, et pénètrent le ciel de leurs pics. Il n’y a plus de chemin passant ; il n’y a plus même de chemin possible, autre que les sillons du vent où les oies lancent la charrue de leur vol triangulaire.

La houle des monts se propage ; les pays tendent leurs échines. La terre grossit. L’air est rare. C’est le sacrifice du sol d’en bas ; c’est aussi l’apport incessant des hauteurs : — comme toute chose, ceci est en marche latente vers Lui. C’est le château d’eau d’où les fleuves, drainant ses provinces, découlent : la tempête solide dont les vagues s’en vont border des horizons : c’est le TIBET dans sa double offrande. Pendant que la masse se hausse, le trophée mouvant — nuages et eau vives et ce grand vent torrentiel, dévalent et cascadent sur ses Marches Occidentales.

Déroulez avec lenteur : progressez noblement comme les caravanes : comme ces bœufs largement encornés et habillés de poils ; comme leurs conducteurs majestueux dans les vastes habits grenats. Leurs grandes faces laquées par le souffle d’un vent dru, leurs grands coffrets, — où sont leurs saintes choses, — suspendus et battant à leurs grandes poitrines, ils descendent à grandes foulées que vous auriez peine à suivre. Ne cherchez pas, même du regard, à vous opposer, à remonter. Tout vient d’en haut ici, avec la conscience de cristal pesant du glacier et la force lourde de l’air froid.

Ils vont. Leurs seuls abris… des tentes aux couleurs rances. Ils préparent une bouillie de grains, ayant récolté, pour le feu, la fiente sèche. Ils battent et conservent le lait, afin d’en tirer une graisse jaune dont ils font cas, — affamés ou miséreux à ce point de traire des femelles d’animaux !

Pour s’accoupler, ils ont ces femmes, peu différentes d’eux-mêmes, avec un grand visage d’antilopes, les cheveux nattés, les mollets forts et les pieds gros. — Est-ce donc rien de tout cela dont ils sont orgueilleux ? Est-ce pour rien de tout cela qu’ils marchent vers Lui, des mois entiers, sur ce dévers de la plus haute montagne ?

Aller ainsi est leur bien et leur richesse. Prêts à se battre, prêts à dormir, prêts à se partager en frères la même femme conjugale ; prêts à prier, prêts à mourir solitaires : voilà ce tribut secret, ce savoir, — la simplicité des cimes — voilà ce qu’ils transportent avec l’odeur des neiges et de l’air. Voilà ce qu’ils vont présenter.

Ils descendent. Ils passent. Et nul ne pourrait les contraindre…

Un ravin sombre plein de nuit, traversé de lumières en marche. Suivez les, et non pas au hasard : voyez mieux : chacune procède au dessus des deux bras levés d’un homme qu’on appelle : « Porte-rameaux du soleil ».

Ils ont en mains ces branches de l’arbre Jo et ces fleurs orangées, reflets des couchants. Tenues très haut dans le ciel et tournées vers le météore au moment qu’il disparaît, ces corolles s’imprègnent de sa couleur, boivent son feu, et continuent à luire. C’est pourquoi, les « Porte-rameaux du soleil » vont vite et sûrement dans la plus froide obscurité. Leurs visages, qui contemplent la fleur, resplendissent comme des lunes. Que leur marche soit gênée par ce geste élevé, ou leurs corps déformés sous des habits huileux, peut importe : ils possèdent ces astres d’après-minuit : ils méprisent et fendent la nuit. Suivez les. — Mais ne désirez pas qu’ils abaissent, — même un instant — les bras pour se détendre : aussitôt, les fleurs s’éteindraient !

Suivez les. Ils ont raison : le jour, demain va reparaître…

Le jour revient…

Un jour large, d’une étendue inquiétante : le ciel est double : le dessus et le dessous sont semblables et le sol manque à vos pieds. Déroulez donc tout d’un coup ce qui peut tenir d’espace entre vos deux bras ; puis, ne bougez plus : il n’est rien qui doive changer dans cet horizon isotrope…

Et pourtant, sous vos yeux, cela change de peau, de couleur et d’humeur : cela n’est rien qui s’humilie comme la route. Et pourtant, pénétré du soc des carènes, cela est lacéré par les filets, battu par les rames, habité par des êtres myriadaires comme des oiseaux dans le vent.

Cela est plus vieux et fondamental que le continent solide : c’est la dormeuse, la pleureuse, la volubile mer dont on va dire le nom — (que tant de voyageurs ignorent)… Mais, ni la mer du Golfe où trois journées mènent d’un cap jusqu’à l’autre ; ni les eaux chaudes où les poissons filent comme des flèches et battent de leurs ailes libellules… Ni la Glacée, qui porte durant les mois d’hiver. — Celle-ci n’est pas froide et n’est pas chaude ; tiède juste au degré des larmes et de la pluie d’orage. Elle n’est point ici ou là. On la connaît tout d’un coup, devant soi, quand on espérait l’avoir fuie. C’est la mer de la Grande Nostalgie.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}