Payot - Marque Page - Victor Pelevine - iPhuck

Et, pourtant, au cours de leur long voyage du passé vers le présent, les objets environnants ont perdu une qualité essentielle, tellement indéfinissable qu'on ne peut même pas l'expliquer. Avant, la journée commençait ainsi : les adultes partaient au travail, la porte se refermait derrière eux et tout l'énorme espace qui m'entourait, la multitude infinie d'objets et de positions devenaient miens. Plus aucun interdit ne fonctionnait. Les objets semblaient se détendre et cessaient de cacher quelque chose. […] Lorsque les adultes étaient là, le lit, je le jure, rétrécissait, se faisait étroit et inconfortable. mais dès qu'ils partaient au travail, soit il devenait plus large, soit l'on pouvait mieux s'y installer. Et chaque planche — à l'époque, on ne les peignait pas encore — se couvrait des arabesques dessinées par la croissance des arbres hachés par la scie sous des angles incroyables. Disparaissaient-elles en présence des adultes ou bien n'y prêtait-on pas attention sur fond de conversations pesantes à propos des équipes de travail, des normes à remplir et de la mort qui rôdait ?

D'abord, les adultes se penchent sur toi et rapprochent leur visage distendu dans un sourire. Selon toute vraisemblance, ils subissent une loi physique qui les fait sourire dans de telles conditions. C'est purement artificiel, d'accord, mais tu saisis le plus important : ils ne te veulent pas de mal. Leurs visages sont affreux, grêlés, couverts de taches et de poils, pleins de détails, comme la lune à la fenêtre. Les adultes sont faciles à comprendre, mais il n'y a presque rien à dire sur eux. À part l'écœurement qu'inspire leur attention fixée sur ta vie. Ils semblent ne rien exiger : ils déposent, l'espace d'une seconde, le rondin invisible qu'ils portent toute leur vie, et se penchent vers toi avec un sourire avant de se redresser et de le reprendre pour le porter plus loin. Mais cela n'est qu'une illusion. En réalité, ils veulent te voir devenir comme eux : il faut bien qu'ils puissent transmettre le rondin à quelqu'un avant de mourir. Ce n'est pas pour rien qu'ils l'ont porté.

La chaude lumière du soleil tombait sur la nappe maculée de taches poisseuses et de miettes, et Andreï envisagea dans toute son ampleur la tragédie de ces millions de rayons : naître à la surface de l’astre du jour et voyager à travers le vide infini de l’espace, tout cela pour s’éteindre sur les restes répugnants de la soupe de la veille… Et le pire était que toutes ces flèches jaunes qui tombaient obliquement par la fenêtre pouvaient fort bien posséder une conscience, l’espoir d’une vie meilleure et le sentiment de la vanité de cet espoir. Tout comme l’homme, elles disposaient peut-être de tous les ingrédients nécessaires pour souffrir.
« Peut-être que quelqu’un me voit également comme une flèche jaune tombant sur une nappe. Et la vie n’est qu’une vitre sale à travers laquelle je vole. Je tombe et je tombe pendant Dieu sait combien d’années, vers la table, devant l’assiette, et quelqu’un regarde le menu et attend son petit déjeuner… »

Lorsque tu commences à lire, au début, ce n'est pas le texte qui dirige tes pensées, mais les pensées elles-mêmes qui gouvernent le texte. D'ailleurs, celui-ci est toujours déchiré à l'endroit le plus intéressant. […] Lorsqu'un vrai livre te tombe entre les mains, quelle sensation incomparable ! Peu importe lequel. Il y en a très peu, ici, juste cinq ou six, et on les lit plusieurs fois. Cela n'a pas d'importance parce qu'à chaque fois on les lit différemment. D'abord, ce sont les mots qui sont importants. Soit chacun d'eux s'illumine aussitôt de ce qu'il signifie (" botte ", " seau à déjections ", " veste ouatinée "), soit il bée d'une obscurité insensée (" ontologie ", " intellectuel ") et il faut alors aller voir l'un des adultes, ce que l'on préfère toujours éviter. Par conséquent, l'ontologie devient une lampe de poche et l'intellectuel une longue clé à douille interchangeable. La fois suivante, ce sont les situations qui comptent le plus : comment un homme aux pas lourds pénètre dans une cuisine étriquée et puante et, de ses poings fermes d'ouvrier, réduit en bouillie la gueule grimaçante et odieuse du serveur Prochka.
Les objets ne changent pas, mais quelque chose disparaît pendant qu'on grandit. En fait, c'est l'homme qui perd ce " quelque chose ", qui passe de manière irréversible à côté du principal, qui vole vers le bas sans pouvoir s'arrêter de tomber lentement vers le nulle part. Tout ce que l'on peut faire, c'est trouver les mots pour décrire ce qui t'arrive.
On est heureux dans l'enfance parce que c'est ce que l'on pense en se souvenant d'elle. Le bonheur, c'est le souvenir.
Quelle importance peut avoir la raison qui provoque le bonheur, si ce bonheur élaboré par les âmes est le même ? Il existe une ration de bonheur fixée pour la vie de chaque homme et, quels que soient les événements, il est impossible de la réduire.
Plus on s'approche de l'âge adulte et plus le monde semble simple, bien qu'il reste pas mal de choses incompréhensibles. Ainsi, les deux carrés de ciel ouverts sur le mur (on voit le ciel lorsqu'on est installé sur le lit du bas, et des sommets lointains de massives cheminées d'usine viennent s'y ajouter lorsqu'on se trouve sur celui du haut). La nuit, on y aperçoit des étoiles et, le jour, des nuages qui soulèvent de nombreuses questions. Les nuages sont des compagnons d'enfance, et il y en a eu tellement qui sont nés dans ces fenêtres que l'on s'étonne chaque fois que l'on en voit un différent. […] À coup sûr, ce genre de choses possède un sens, mais le code est incompréhensible — le voilà, le langage frappé de Dieu. […] On ne comprend que plus tard qu'il est impossible d'échanger quoi que ce soit avec Dieu parce que l'on est soi-même sa voix, une voix de plus en plus estompée et basse.
En temps ordinaire, nous sommes trop pris par ce qui nous arrive à chaque instant pour nous souvenir soudain de notre enfance. La vie d'un adulte est généralement autosuffisante et — comment dire ? — ne comporte pas de vide où il serait possible de placer des émotions sans lien direct avec les événements environnants. Ce n'est que parfois, très tôt le matin, lorsqu'on se réveille et que l'on voit devant soi quelque chose de très habituel, comme un mur en briques, par exemple, que l'on se souvient que ce mur a été jadis différent, pas du tout comme il est maintenant, bien qu'il n'ait absolument pas changé dans l'intervalle.
Comment aurais-je pu savoir que le meilleur de la vie, on ne le voit qu'en passant et qu'il ne revient jamais.