"Il existe des gens pour qui la planète entière est une prison.
Qui voient l'espace infini du monde, les millions d'étoiles et de corps célestes étrangers dont l'accès leur est fermé pour toujours.
Cette conscience fait d'eux les plus grands esclaves du temps et de l'espace."
"Les foules craignent l'incertitude, c'est pourquoi elles préfèrent le mensonge qui affirme quelque-chose de solide à un savoir même sublime, qui ne leur offre pas de prise ferme."

Allez d'homme en homme et essayez de convaincre chacun. La première chose à faire est d'obtenir sa confiance. Ne soyez pas doctrinaires, adaptez votre façon d'agir à chaque cas. Si vous voyez que quelqu'un est rigoureusement croyant et qu'il a une confiance illimitée dans le Coran, montrez-vous, vous aussi, sous ce jour. Dites lui que la foi décline sous le sultan seldjoukide et que le calife de Bagdad est devenu son valet. S'il vous répond que l'imam du Caire est un étranger et un usurpateur, approuvez-le, mais insistez sur le fait que tout n'est pas rose avec le plénipotentiaire de Bagdad. [...] Là où vous tombez sur un homme plus sagace qui se moque du Coran et de la doctrine religieuse en cachette ou même en public, dites lui que, dans son essence, l'ismaélisme est identique à la libre-pensée et que la reconnaissance des sept imams n'est que de la poudre aux yeux et un appât pour les masses ignorantes. Traitez ainsi chaque individu suivant son caractère et ses opinions et amenez-le insensiblement à mettre en doute la justice de l'ordre établi. Par ailleurs, montrez vous humbles et satisfaits de peu, comportez-vous selon les us et coutumes de sa région et de son groupe et, dans toutes les choses non essentielles, cédez à votre interlocuteur. Il doit avoir l'impression que vous êtes savants et expérimentés, que pourtant vous l'apprécie au plus haut point et que vous êtes nombreux à pouvoir lui faire prendre le bon chemin.
-- Ta philosophie n'est pas particulièrement à mon goût, maugréa Abu Ali. Il est vrai que nous nous trompons constamment sur la vie, et que nous sommes volontiers victimes de fausses convictions. Mais devons-nous renoncer à toute joie sous prétexte que toute joie repose sur des propositions mensongères ? Si l'homme agissait selon ta sagesse, il devrait passer tout son temps dans le doute et l'incertitude.

Après le dîner Ibn Tahir, n'en pouvant plus de fatigue, renonça à accompagner les autres dans leur promenade du soir. Il se retira au dortoir et s'allongea sur sa couche. Il mit du temps avant de pouvoir fermer les yeux. Tout ce qu'il venait de vivre depuis son arrivée à Alamut défilait devant ses yeux en une succession d'images violentes. L'affable dey Abu Soraka et le sévère capitaine Minutcheher lui rappelaient encore tant soit peu la vie extérieure. Mais l'énigmatique et bizarre Al-Hakim, et le dey Abdul Malik, doués tous deux de si prodigieuses facultés, et plus encore peut-être le mystérieux et sombre dey Ibrahim l'avaient introduit dans un monde entièrement nouveau. Et il commençait déjà à se rendre compte que ce monde nouveau avait ses lois propres, strictes et inflexibles; qu'il était organisé et dirigé de l'intérieur, de dedans vers le dehors, achevé et se suffisant à lui-même, logique et sans faille. Il n'y entrait pas sur la pointe des pieds. Il s'y trouvait projeté avec une brutalité inouïe. Et maintenant il y baignait tout entier. Oui, hier encore, il était là-bas, de l'autre côté. Et aujourd'hui, il le sentait bien, il appartenait tout entier à Alamut.
Une tristesse profonde s'empara de lui, car il avait dit adieu à tout un monde. Il avait l'impression que le chemin du retour lui était à jamais barré. Mais il sentait dans le même temps s'éveiller en lui l'impatience grisante du lendemain, la curiosité passionnée des mystères qu'il devinait partout autour de lui, et la ferme volonté de n'être en rien inférieur à ses compagnons.
- Me voici donc à Alamut, dit-il à haute voix pour lui-même. Qu'ai-je donc encore à regarder en arrière?
Cependant il évoqua encore une fois en pensée le souvenir de la maison natale, de son père, de sa mère, de ses soeurs. Et il leur dit adieu dans le secret de son coeur. Après quoi ses songeries s'embrumèrent, et il s'endormit dans une heureuse attente de l'inconnu.
Ce ne sont point les choses en elles-mêmes qui nous rendent heureux ou malheureux, mais seulement l'idée que nous nous en faisons, et les fausses certitudes dont nous nous flattons
[Les foules] craignent l’incertitude et c’est pourquoi elles préfèrent un mensonge qui affirme quelque chose de solide à un savoir, même sublime, qui ne leur offre pas de prise ferme.
Il est vrai que nous nous trompons constamment sur la vie, et que nous sommes volontiers victimes de fausses convictions. Mais devons-nous renoncer à toute joie sous prétexte que toute joie repose sur des propositions mensongères?

-- ... Ce ne sont point les choses en elles-mêmes qui nous rendent heureux ou malheureux, rêvait Hassan à voix haute, tandis que ses deux amis l'observaient, allongés sur les coussins... mais seulement l'idée que nous nous en faisons, et les fausses certitudes dont nous nous flattons. L'avare cache son trésor dans quelque endroit ignoré de tous : il simule la pauvreté en public mais jouit en secret de se savoir riche. Un voisin découvre la cachette et lui prend son trésor... Cela empêche-t-il le ladre de jouir de sa richesse tant qu'il n'a pas découvert le vol ? Et si la mort le surprend avant qu'il ait eu vent de son infortune, il rendra le dernier soupir avec l'heureux sentiment de posséder le monde ! Il en ainsi de l'homme qui ne sait pas que sa maîtresse le trompe. S'il ne le découvre pas, il continuera de goûter en sa compagnie des instants exquis. Supposons maintenant que son épouse chérie soit la fidélité même, mais que des lèvres mensongères parviennent à le persuader du contraire... il subira les tourments de l'enfer. Ce ne sont donc ni les choses ni les faits réels qui font le départ entre notre bonheur et notre malheur, mais seulement les représentations que nous propose notre conscience vacillante. Chaque jour nous révèle à quel point ces représentations sont mensongères et trompeuses. Notre bonheur ne repose sur rien de solide. Et combien peu justifiées sont souvent nos plaintes ! Quoi d'étonnant que le sage soit indifférent à l'un comme aux autres... et si seuls les rustres et les imbéciles peuvent jouir du bonheur !
Quelqu'un peut passer toute sa vie entre quatre murs. S'il ne se rend pas compte ou ne sait pas qu'il est en prison, alors il ne se sent pas prisonnier. Il existe des gens pour qui la planète entière est une prison. Qui voient l'espace infini du monde, les millions d'étoiles et de corps célestes étrangers dont l'accès leur est fermé pour toujours. Cette conscience fait d'eux les plus grands esclaves du temps et de l'espace.