PARAÍSO – « paradis » – était un nom bien pompeux pour désigner un bidonville, ou peut-être était-ce là une nouvelle illustration de l’humour créole. Il s’agissait d’un regroupement d’habitations minables entouré d’un fossé de drainage : cahutes faites de cannes entremêlées, de terre et de bois de palme, cabanes de zinc oxydé aux toits effondrés couverts de guano. Il n’y avait pas d’électricité, pas d’eau courante, pas d’égout. Durán n’avait jamais vu auparavant l’une de ces installations illégales, mais elles étaient la réalité de milliers d’immigrés venus des autres provinces du pays.
Page 201, Asphalte, 2017.
À la différence de la génération perdue de leurs parents, et de celle du désenchantement – ou plutôt des jérémiades – qui avait suivi, ils rejetaient le projet social collectif. Comme tant d’autres enfants nés sous la Période spéciale, élevés dans une ouverture économique illusoire et empreints d’un pragmatisme post millénium, ils se sentaient totalement libérés des compromis idéologiques d’antan. Ils ne croyaient qu’en l’initiative personnelle. Il était clair pour eux qu’en politique les dés étaient pipés et que la seule issue qu’ils offraient était une salle d’attente donnant-donnant sur un futur toujours plus incertain.
Page 32, Asphalte, 2017.
"Ils tirent comme des pieds, ces blaireaux de la Colina, avait fait un jour remarquer Rubén en les voyant s'entraîner au tir. Hé, à propos, Mayito, tu ne m'as jamais expliqué pourquoi tu tires aussi bien.
-J'ai peut-être ça dans le sang, avait répondu Duràn, conscient que c'était presque la vérité. Mon grand-père s'est engagé dans les Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole, et mon père a fait l'Angola dans les années 80.
- Alors, c'est bien héréditaire, mec. Tu vises comme un putain de sniper."
Son travail sur des systèmes de télécommunication était intéressant, mais son salaire en pesos équivalait à neuf misérables dollars par mois, dans une ville qui en exigeait beaucoup plus pour survivre une semaine.
Page 43, Asphalte, 2017.
Ils s’étaient connus en 2005, lors du rassemblement réservé aux différés – un service militaire obligatoire de quatorze mois destiné à ceux qui avaient suivi des études supérieures. Les étudiants de la CUJAE, mobilisés depuis septembre, avaient été expédiés dans une base militaire de Matanzas. Ce jour-là, des pelotons de polytechniciens s’entraînaient sur le champ de tir.
Durán, qui avait choisi la filière Télécommunications et Électronique, avait terminé sa séance de deux heures en sueur, à cause du poids de la Kalachnikov, et avec l’odeur de la poudre qui lui collait à la peau. Il s’était assis à l’ombre d’un kapokier qui poussait près des latrines.
« T’es vachement précis avec une AKM, mon pote, avait commenté une autre recrue en se postant devant lui. On dirait que t’as déjà fait la guerre. »
Durán avait levé les yeux et jaugé l’inconnu. Brun, imberbe, mince, cheveux frisés et légèrement longs, sourire sympa : le genre de type malin et franc qu’on rencontre de plus en plus rarement. Il s’appelait Rubén Figueredo et il était de la filière Informatique. Durán n’avait pas tardé à la trouver génial.
Ils avaient été cul et chemise dès le début. De vrais potes. A la différence de la génération perdue de leurs parents, et de celle du désenchantement – ou plutôt des jérémiades – qui avait suivi, ils rejetaient le projet social collectif. Comme tant d’autres enfants nés sous la Période spéciale, élevés dans une ouverture économique illusoire et empreints d’un pragmatisme post-millénium, ils se sentaient totalement libérés des compromis idéologiques d’antan. Ils ne croyaient qu’en l’initiative personnelle. Il était clair pour eux qu’en politique les dés étaient pipés et que la seule issue qu’ils offraient était une salle d’attente donnant sur un futur toujours plus incertain.
Le monde s’embrasait au journal télévisé de Cubavisión. Informations internationales : drapeaux cubains brûlés suite à des émeutes au Venezuela, escalade des tensions entre Russes et Ukrainiens en Crimée, décapitations djihadistes au Moyen-Orient. Informations nationales : le poids lourd Teófilo Stevenson, plus adulé que Mike Tyson et Mohamed Ali dans l’inconscient collectif, venait de mourir, et une épidémie de choléra – relique du XIXe siècle – avait emporté vingt personnes dans l’est du pays.
Les choses pouvaient bien partir en vrille, Durán avait des problèmes personnels plus pressants à régler. Sa vie en prison, au Combinado del Este, ne tenait plus qu’à un fil : Sampedro, le caïd du bloc, rentrerait bientôt de l’hôpital pour détenus, avec un rein en moins et, pour couronner le tout, de fortes suspicions à l’encontre de Duran. Et Alacrán lui avait fait savoir qu’à sa sortie du mitard, il le planterait. Le sergent Cartayo insinuait en permanence que, tôt ou tard, Durán finirait entre ses mains, et ce matin-là un gardien l’avait informé que deux noirs du troisième niveau avaient été payés pour le suriner dans la cour.
Ce fut la douleur qui réanima le corps engourdi de Durán.
Il ouvrit les yeux : les ténèbres, l’oppression. Un poids pesant le clouait au sol, comme s’il portait sur son dos toute la misère du monde. Son flanc gauche le faisait souffrir. Il ne se souvenait de rien. Il fit un effort pour bouger, pour tenter de se redresser, mais il manquait d’espace. Il inspira profondément une poche d’air salvatrice. Quelque chose qui ressemblait à du sable glissa sur sa nuque, pénétra dans ses oreilles. Il sentait bien que c’était un corps humain immobile qui était étendu sur lui, et qu’un liquide visqueux coulait sur ses cheveux et sur son front, lui entrant dans les yeux : du sang.
C’est alors qu’il comprit.
Il était sous terre. On l’avait enterré vivant.